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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 1, 1856.djvu/43

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le sarcasme était sur ses lèvres, l’attendrissement dans ses yeux.

— Chère enfant, reprit-il, on croirait, en t’entendant manifester une telle soif d’affection, que tu n’as jamais encore rencontré jusqu’à ce jour l’occasion d’exercer la tendresse de ton cœur. As-tu donc perdu le souvenir de ta mère ? N’as-tu jamais pris garde au dévouement de tes serviteurs ?

— Ma mère ! s’écria Antonia avec un élan passionné qui fit tressaillir Joaquin Dick ; ma mère ! répéta-t-elle lentement ; puis, après une légère pause, la délicieuse enfant, se reprenant comme si elle se repentait d’avoir laissé échapper ce cri parti du fond de son âme, continua d’une voix calme et indifférente… Mes serviteurs ont toujours été bons et honnêtes avec moi… j’en conviens… mais ce sont des serviteurs.

— Et Panocha te semble-t-il donc indigne de ton attachement ?

Un sourire plutôt espiègle que railleur passa sur les lèvres roses d’Antonia.

— Pauvre Andrès, dit-elle.

Le Batteur d’Estrade qui, tout en causant, avait continué de marcher aux côtés d’Antonia, s’arrêta, et prenant la main de la jeune fille dans les siennes :

— Et moi, Antonia, lui demanda-t-il en baissant la voix, et d’un accent qui exprimait plutôt la crainte que la passion, ne m’aimes-tu pas un peu ?

— Oh ! toi, oui, je t’aime bien… mais…

— Achève !

— Mais, continua-t-elle, ce n’est pas ainsi que je voudrais aimer.

— Tu as raison, dit tristement Joaquin ; la neige effraye le printemps ; la jeunesse peut respecter la vieillesse, mais elle en a peur.

— Non, non… interrompit vivement Antonia, tu te trompes, Joaquin… ce n’est point là ce que j’ai voulu dire… mon Dieu ! je ne sais comment expliquer ce que j’éprouve ! Dès le premier jour que je t’ai vu, c’était un peu après la mort de ma mère, je me suis sentie entraînée vers toi ; depuis lors chaque fois que tu es venu au rancho mon cœur a battu de joie… je suis bienheureuse quand nous sommes ensemble… Je ne voudrais jamais te quitter… Mais, vois-tu Joaquin… oui, c’est bien cela, il y a en toi un côté mystérieux qui empêche ma pensée de te suivre dans tes voyages… J’ai beau me torturer l’esprit, il m’est toujours impossible de t’attribuer telle ou telle action, de te supposer dans telle ou telle situation… Don Luis, lui, c’est tout le contraire ! il suffit de l’avoir entendu une heure pour lire dans son cœur, pour connaître ses désirs, ses espérances. Si je l’aimais, si je m’intéressais à son sort, l’oisiveté de mon existence qui, depuis quelque temps, j’ignore pourquoi, commence à me peser, se dissiperait, je le sens, comme par enchantement !… Je m’associerais, par la pensée, à ses travaux et à ses périls ; je vivrais de sa vie… je ne serais plus seule sur la terre ! Mais tu ris, Joaquin… Allons, je le vois… j’ai dit des folies et en toi-même tu te moques de moi…

Joaquin ne répondit pas, il pensait :

— C’est bien cela, les jeunes filles commencent toujours, à leur début, par s’égarer dans les nuages ; mais qu’elles aperçoivent une proie qui leur convienne, un cœur bien frais et bien jeune à déchirer, elles plient aussitôt leurs ailes et tombent femmes sur la terre ! Quel peut être ce don Luis ? sera-t-il bourreau ou victime ?… Antonia, reprit Joaquin en élevant la voix, rassure-toi ; l’ennui dont tu te plains, et dont je ne devine que trop la cause, va cesser de t’accabler de ses molles langueurs. L’ennui à ton âge dure peu !… car il est le messager de la douleur… Tu ne me comprends pas à présent… Peu importe, rappelle-toi mes paroles et sois assurée que si jamais nous nous revoyons, tu me diras, sans que j’aie besoin de t’interroger : « Ah ! Joaquin, comme tu as eu jadis raison ! »

— Si jamais nous nous revoyons, dis-tu ? répéta Antonia en interrompant le Batteur d’Estrade avec vivacité ; as-tu donc l’intention d’abandonner ce pays ?

Joaquin hésita à répondre.

— Non… non… je ne mentirai point, murmura-t-il, cette enfant, en affaiblissant mes convictions, a rendu plus cruelles encore mes souffrances ; mais c’est à elle que je suis redevable des fugitifs rayons de soleil qui seuls, depuis des années, ont éclairé et égayé ma sombré existence ! Je lui dirai la vérité, afin que, si jamais elle apprend à me connaître, elle n’ait pas au moins le droit de me haïr…

— Je t’ai bien souvent vu triste, maussade, Joaquin, reprit la jeune fille après quelques secondes de silence et d’attente, mais jamais encore autant que ce soir… Tu passes devant mes plus jolies fleurs sans les regarder ; je te parle, tu ne m’écoutes pas, et si, par hasard, tu daignes me répondre, tes propos sont bizarres et moqueurs. Ce n’était vraiment pas la peine de me proposer cette promenade au jardin !…

Cette petite attaque dirigée contre le Batteur d’Estrade par Antonia, et dont elle attendait merveille, fut perdue ; Joaquin, de plus en plus absorbé dans ses réflexions, n’y prit seulement pas garde.

La jeune fille impatientée et dépitée, se remit en marche.

— Écoute-moi, Antonia, s’écria le Batteur d’Estrade en la retenant par la main, mes paroles, les dernières, sans doute, que tu entendras sortir de ma bouche, seront graves et dignes de toute ton attention.

— Voilà maintenant que tu me fais peur, dit Antonia, en essayant de sourire.

— Tu me demandes, enfant, si j’ai l’intention de m’expatrier à tout jamais ? Non, car je hais et je méprise tellement le genre humain, que je ne saurais supporter la pensée de me reposer de l’éternel sommeil dans un cimetière commun… Ma tombe est déjà creusée dans le sable du désert !

— Vraiment, Joaquin, je trouve que tu…

— Laisse-moi poursuivre sans m’interrompre, Antonia ; je n’ai plus à t’importuner longtemps de ma présence. Si j’ai pris la résolution de ne plus te voir, c’est parce que je t’aime et que mon amitié porte malheur… Tu as tort de secouer ainsi d’un air de doute ta jolie tête, chère enfant !… je porte malheur, te dis-je, non pas que la pâture m’ait doté d’une fatale influence, mais bien parce que je suis méchant, parce que je mets maintenant ma volupté à froisser les cœurs, à faire verser des larmes !… Y a-t-il un bon ange qui veille sur toi, es-tu née sous une heureuse étoile ?… c’est ce que j’ignore… Toujours est-il, Antonia, que jamais