Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 1, 1856.djvu/7

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Cette mission, qui n’était pas sans danger, parut plaire au géant ; il vérifia avec soin les capsules de son rifle, serra la ceinture de cuir qui lui ceignait la taille, remplit d’eau une gourde qu’il portait suspendue à son côté, et partit presque aussitôt.

Tandis que les Mexicains, après avoir pansé leurs chevaux et les avoir attachés aux endroits où l’herbe était la plus fraîche et la plus abondante, s’occupaient à couper du bois pour entretenir le feu qui devait brûler pendant toute la nuit, M. Henry causait, ou, pour être plus exact, interrogeait Traga-Mescal, car l’Indien était peu causeur de sa nature.

— Ainsi, Traga-Mescal, lui disait-il, tu es bien certain que nous n’avons pas fait fausse route ?… bien certain qu’avant quinze jours nous serons arrivés au but de notre voyage… au palais du grand chef des Sables-d’Or ?

— À quoi bon ces questions ? répondit l’Indien. Si je t’ai trompé lorsque nous nous sommes vus pour la première fois, je ne serai pas assez enfant pour t’avouer maintenant ma trahison… Si mes paroles ont été vraies alors, je ne puis te répéter aujourd’hui que ce que tu sais déjà… On n’interroge pas deux fois un homme sur le même sujet… Je ne suis pas une femme…

— Si tu me trahissais, répéta-M. Henry en baissant la voix et d’un ton de menace, malheur à toi !….

— Quel intérêt ai-je à te trahir ?

— Aucun… au moins que je sache.

— M’as-tu payé à l’avance ?

— Non !

— M’as-tu insulté ?

— Non !

— Ai-je à venger sur toi la mort d’un frère ou d’un ami ? continua l’Indien, après une légère pause et en accentuant particulièrement cette dernière question.

— Non !

— Non, dis-tu ? Eh bien ! alors, pourquoi me soupçonnerais-tu ?

— Je ne te soupçonne pas, Traga-Mescal, car mes intérêts sont trop les tiens, pour que tu ne désires pas de tout ton cœur me voir réussir ; seulement je crains que tes renseignements ne soient faux, que tu ne nous aies égarés !… Plusieurs fois déjà, depuis trois jours, je t’ai vu hésiter sur la direction à suivre.

— Quand a-t-on jamais vu un Seris perdre sa route ? dit l’Indien d’un air superbe. Cette forêt, quoique je ne l’aie jamais visitée, ne m’offre pas plus de difficultés que ne m’en présenterait le parcours de ce que vous appelez une ville… Si tu savais que le wigwam d’une personne que tu cherches est situé dans la ville où tu te trouves, tu serais assuré, n’est-ce pas, en prenant des informations aux faux-pâles désœuvrés qui encombrent vos rues, d’arriver jusqu’à ce wigwam ?… Il en est de même pour moi. Le soleil, la mousse des arbres, la nature du sol, tout, jusqu’au chant des oiseaux et aux rugissements du tigre, répond à mes questions et m’indique mon chemin !… Si parfois j’hésite, c’est que là où je flaire un danger, je préfère user ma chaussure à aller me heurter contre un obstacle !… L’homme brave, quand il parcourt le sentier de la guerre, évite toute lutte inutile qui pourrait le fatiguer avant qu’il ait atteint son véritable ennemi !… Mais voilà beaucoup de paroles ! Causer dans une forêt, quelque peu fréquentée qu’elle soit, c’est s’exposer à déposer son secret dans une oreille invisible !

Traga-Mescal, après avoir dit ces mots, croisa ses bras sur sa poitrine et s’éloigna d’un pas lent et majestueux, sans paraître se soucier le moins du monde de son interlocuteur.

— Oh ! murmura le jeune homme en le suivant à la dérobée du regard, lui aussi m’est suspect ! Quelle affreuse position est la mienne ! Quel terrible pays est celui-ci !… La mort s’offre de tous côtés à vos regards sous mille formes différentes !… Le fer, le poison, la faim, la soif, la fièvre, tout conspire contre votre existence ! Non-seulement le sol que l’on foule à ses pieds fourmille de reptiles, il est en outre semé de trahisons. Avoir à craindre à chaque pas une embûche, ne savoir à qui se fier, n’accomplir qu’avec des précautions extrêmes les actes les plus insignifiants de la vie, c’est une intolérable existence !… Non… non… Au contraire, c’est là vivre, continua le jeune homme, dont les yeux brillèrent subitement d’un sauvage enthousiasme !… Ici, point de sottes lois à craindre, point de ridicules positions sociales à ménager !… L’homme courageux est roi dans le désert ! Son indomptable énergie, ses fortes et ardentes passions, que rien ne comprime, se développent à l’aise et prennent librement leur essor !… Ah ! si le hasard de ma destinée m’avait fait naître dans le Nouveau-Monde, ma jeunesse, ne se serait pas tristement écoulée dans une stérile agitation ! Les violences et les hardiesses qui tachent mon passé seraient, au yeux de tous, des titres de gloire !… Les principes de la sotte éducation que j’ai reçue n’obscurciraient pas mon esprit, et je n’aurais pas à subir les nuits d’insomnie fiévreuse qui me torturent ! Hélas ! c’est en vain que mon orgueil se révolte… Jamais je ne parviendrai à m’affranchir complètement des premières impressions de mon enfance !… Pourtant qui sait, lorsque le succès aura couronné mes efforts, si la joie du triomphe n’ouvrira pas un nouvel horizon à mon intelligence ?… Qui sait si je ne foulerai pas dédaigneusement sous mes pieds les pompeux paradoxes inventés par les habiles pour exploiter les niais ?… Au reste, mon parti est irrévocablement pris !… Rien ne me fera dévier de ma route ; ce que je veux, c’est de l’or, beaucoup d’or ! Une souillure magnifiquement dorée ne fait plus tache dans un blason… au contraire : elle en augmente l’éclat !… Tous les plats faquins et les tristes viveurs de Paris, qui, pour s’affranchir de la terreur que je leur inspirais, ont lâchement prétendu qu’il n’était plus permis à un honnête homme de croiser son épée avec la mienne, brigueront l’honneur, lorsque je serai millionnaire, d’être admis dans ma salle à manger pour y glaner les miettes de mon opulence !… Allons, du courage ! Je sens en moi un fond d’énergie qui m’assure la victoire ! Toutefois, si mes pressentiments sont faux, si je tombe… eh bien ! je veux encore que le retentissement de ma chute soit si éclatant, qu’il couvre le bruit de mes erreurs de jeunesse !…

Celui que l’on appelait M. Henry, fit une légère pause, puis, passant à un nouvel ordre d’idées :

— Le point essentiel pour le moment, continua-t-il, soit que je pousse en avant, soit que je retourne sur mes pas, c’est de sortir sain et sauf de la téméraire entreprise dans laquelle je me suis embarqué. Mon entretien avec Grand-