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dans la forêt Santa-Clara constituait non-seulement pour la petite troupe des aventuriers un événement mystérieux, mais aussi un fait de la plus haute importance.

En effet, il n’était guère probable qu’un homme eût osé et pu pénétrer seul au cœur de cette dangereuse solitude. Mais alors quels étaient ses compagnons ? Quels desseins secrets poursuivaient-ils ? Qu’attendre de leur rencontre ? Une alliance ou un choc ?

Toutes ces pensées, qui se présentaient rapides et confuses à l’esprit des Mexicains, leur faisaient garder un anxieux silence.

Ce fut M. Henry qui, le premier, prit la parole.

— Vraiment ! leur dit-il d’une voix railleuse, je ne conçois pas qu’une découverte aussi insignifiante produise sur vous une si vive impression ! Si ces empreintes sont celles d’un être surnaturel, ne possédez-vous pas vos chapelets ? Si elles proviennent d’un homme en chair et en os, n’avez-vous pas vos carabines ?… Et toi, Grandjean, que crois-tu ?

— Moi, monsieur Henry, répondit Je Canadien en espagnol, je ne crois qu’à ce qui est possible. Je nie donc l’existence de cette piste.

— Pourtant, reprit le jeune homme après un léger silence, la trace reçue et conservée par le sol est d’une si scrupuleuse fidélité ; elle rend si bien jusque dans ses moindres détails, l’empreinte d’une chaussure, que le doute n’est pas permis !… Regarde… là… tout contre la lagune… N’aperçois-tu pas deux étroites circonférences, légèrement creusées dans la terre ?… elles proviennent certainement de la pression de deux genoux… et ici… là… tout auprès… observe ces dix doigts marqués par le sol… on voit le profil des deux pouces et des ongles des doigts… Il est incontestable qu’un homme s’est agenouillé et appuyé ici, probablement pour boire dans la lagune…

— J’ai déjà lu d’un seul coup d’œil les pistes que vous épelez si lentement, dit Grandjean. J’ai même remarqué des brisées de branches qui me permettraient de jurer, en toute autre circonstance, qu’un homme et un cheval ont tout récemment passé ici…

— Alors, puisque tu as si bien vu, pourquoi te récries-tu contre l’évidence ?

— Je vous le répète, parce que ma raison se refuse à admettre l’impossible !… Or, je n’admets pas qu’un idolâtre, un juif ou un chrétien, ait pu pénétrer seul jusqu’ici…

— Nous nous y trouvons bien, nous…

— Ça, c’est une tout autre chose ! D’abord nous sommes sept hommes ; ensuite, pour atteindre le monte de Santa-Clara, nous avons traversé simplement la Sonora

— Eh bien ?

— Eh bien ! pour qu’un homme eût pu arriver jusqu’ici sans passer par la Sonora, il faudrait, ni plus ni moins, qu’il eût franchi les montagnes Rocheuses, le rio Colorado et les territoires indiens !… Or, C’est à peine si une armée pourvue de vivres se hasarderait à entreprendre un tel trajet !…

— Et qui te dit que cet homme n’a pas imité notre exemple ? qu’il n’a pas, comme nous, côtoyé constamment le golfe de la Californie ?

— Le moindre bon sens suffit pour détruire cette supposition !… Si celui que vous vous obstinez à appeler un homme nous avait suivis, il ne serait pas encore arrivé ; s’il nous eût précédés, nous aurions trouvé à chaque instant sa piste le long de notre chemin.

— D’où tu conclus ?

— Que la supposition que vous avez émise tout à l’heure, en manière de raillerie, est la seule vraisemblable, la seule à laquelle nous devrions nous arrêter…

— De quelle supposition parles-tu, Grandjean ?

Le Canadien hésita ; mais bientôt prenant son parti :

— Je n’ignore point, dit-il d’un ton bourru, que ma réponse va vous prêter à rire… Cela m’est, du reste, on ne peut plus égal… Je n’attache aucune importance à ce que l’on pense de moi, car je sais ce que je vaux. Je vous déclare donc, selon moi, que cette trace, dont vous cherchez en vain l’origine, a été laissée par un esprit…

— Un esprit ! répéta M. Henry. Qu’entends-tu par là ?

— J’appelle un esprit ce que vous nommiez tout à l’heure un être surnaturel !… Mettez revenant ou fantôme, si bon vous semble…

En entendant cette réponse, le jeune homme ne put garder son sérieux ; quant aux Mexicains, ils ne semblèrent nullement partager l’opinion du Canadien : le Mexicain accepte, les yeux fermés, tout ce qu’on lui présente sous le nom de miracle ; mais il n’ajoute aucune foi aux manifestations surnaturelles qui se produisent sans l’intervention d’un saint.

— Moquez-vous de moi tant que vous voudrez, reprit Grandjean, les habitants de Villequier croient aux revenants, et mes compatriotes ne sont pas des imbéciles ! Après tout, si le mot de revenant vous choque, remplaçez-le par celui de sorcier…

— Les revenants et les sorciers voyagent généralement peu à cheval et n’ont guère l’habitude de se désaltérer aux sources qu’ils rencontrent sur leur route, dit M. Henry ; mais laissons de côté cette ridicule discussion, et occupons-nous des apprêts provisoires de notre souper ; que nous reste-t-il en fait de provisions ?

— Cinq livres de pinoli[1] et une tranche de tasajo[2], répondit le Mexicain.

— C’est peu, dit le jeune homme,

— Dieu veuille, seigneurie, que nous n’en soyons pas réduits bientôt à regretter cette maigre pitance… ce qui ne peut manquer d’avoir lieu, si vous vous obstinez à poursuivre votre course insensée…

— Silence, interrompit M. Henry d’une voix impérieuse et en regardant fixement le Mexicain, qui baissa les yeux ; je hais les observations et ne fais aucun cas des conseils… Ce que j’exige de vous, c’est une obéissance passive !… Je vous paye, vous êtes mes serviteurs ; ne l’oubliez pas !…

Une étincelle de colère, brilla, rapide comme un éclair, dans l’œil noir du Mexicain.

— C’est bien, seigneurie, dit-il avec un sang-froid glacial qui frisait l’impertinence, je ne l’oublierai pas.

— Grandjean, poursuivit le jeune homme en se retournant vers le Canadien, qui depuis un instant semblait tout pensif, prends ta carabine, et va faire un tour dans la forêt. Il est probable que tu rencontreras quelque pièce de gibier sur ton chemin… Je te confie le soin de notre souper.

  1. Farine cuite de fleur de maïs.
  2. Viande desséchée au soleil.