Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 2, 1856.djvu/23

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se donnent mutuellement du fer, pour tâcher de deviner leurs intentions réciproques. Vous qui avez l’héroïsme pour spécialité, et qui ne le cédez en rien par votre chevaleresque générosité à l’illustre héros chanté par Cervantès, voulez-vous essuyer le premier feu ! Si vous n’êtes pas atteint, c’est-à-dire, si les explications que vous me donnerez ne tournent pas contre vous, je m’engage à vous offrir loyalement à mon tour ma poitrine, à me mettre entièrement à votre disposition ?

— J’accepte, señor Joaquin ! Seulement, n’oubliez pas que M. de Hallay peut se présenter d’un moment à l’autre, et couper court à notre entretien.

— Six heures viennent de sonner à peine… Le marquis ne vous enverra pas ses témoins avant midi ; nous avons donc plus de temps qu’il ne nous en faut !… voulez-vous que je commence ?

— Commencez !…

Le comte prit un fauteuil, s’assit en face du Batteur d’Estrade et attendit.

— Comte, reprit Joaquin Dick, tout en allumant une nouvelle cigarette, si mes souvenirs ne me font pas défaut, c’était Raoul, et non pas Louis d’Ambron que vous vous appeliez à Paris ? Quel motif vous a déterminé à changer ainsi votre véritable prénom de Raoul contre celui de Louis ?

— Un motif très-simple, c’est que le nom de Raoul manque de synonyme en espagnol. Du reste, le prénom de Louis figure également sur mon acte de naissance.

— Alors, c’est bien vous qui êtes le don Luis qui a séjourné quinze jours au rancho de la Ventana ?

— Oui !…

Le Batteur d’Estrade jeta sa cigarette à peine entamée, et affectant de sourire :

— Ce même don Luis, continua-t-il, qui donnait des conseils si pleins de sagesse à la señorita Antonia, l’accompagnait à la chasse et ne lui parlait jamais d’amour ?

— Señor Joaquin… ces détails…

— Permettez, cher comte, voici que vous allez oublier votre promesse ! votre rôle actuel est purement passif… votre tour viendra tout à l’heure… En attendant, vous avez à répondre simplement et sincèrement à mes questions. Je continue. Le souvenir d’Antonia n’est-il pas resté cher et présent à votre pensée ? N’avez-vous pas l’intention de retourner un de ces jours au rancho ?

Cette demande causa au comte une émotion visible, et que, du reste, il ne chercha pas à cacher.

— Il ne m’est pas permis de satisfaire votre curiosité à cet égard, Joaquin ! s’écria-t-il.

— De la discrétion à propos d’une petite fermière ?

— De la discrétion, non ; des doutes, oui ! Quant à celle que vous appelez une petite fermière, Joaquin, continua le jeune homme avec feu, si je n’ai pas été le jouet d’une illusion trop longue pour être probable, c’est la plus adorable créature qui soit jamais sortie des mains de Dieu !

Ce serait, en effet, une fort jolie maîtresse, qui, comme on dit en Europe, vous ferait honneur.

— Señor Joaquin !… interrompit le jeune homme d’un ton involontairement menaçant.

— Vous vous fâchez ?… Vraiment, je ne comprends rien à votre colère ! Ai-je donc affecté de croire que vous étiez disposé à donner votre nom à Antonia ? Nullement. Jamais cette monstrueuse idée n’a pris place dans mon cerveau. Vous êtes de trop bonne noblesse pour songer à une aussi ridicule mésalliance.

— Tenez, Joaquin, vous ne me connaissez pas. Laissez-moi vous apprendre quelle est ma manière d’envisager la vie, quels sont mes principes. Ces aveux vous guideront plus sûrement ensuite dans vos questions, dont, soit dit en passant, je ne puis encore deviner ni l’utilité ni la portée.

— Parlez, si bon vous semble… Nous avons au moins six heures devant nous !… Toutefois, je doute que vos explications me soient d’une grande utilité… Vous allez vous comparer à Caton !…

— Que Dieu me garde d’une telle fatuité ! Du reste, Caton n’est pas mon héros, loin de là, et je serais au désespoir de le prendre pour modèle ! Ce que je désire avant toute chose au monde, c’est, non pas d’éveiller l’admiration de mon entourage, mais bien de posséder ma propre estime ! La satisfaction de ma conscience me donne une force, un orgueil et un bien-être que je ne saurais vous exprimer… Le poids d’une mauvaise action m’écraserait, il me semble que je ne saurais le supporter. Ce que j’aime le plus après ma tranquillité, c’est le plaisir… j’en suis avide !… Caton, moi, allons donc ! vous êtes fou, Joaquin !… Il n’est pas un jeune homme dans Paris qui ait jeté plus joyeusement et plus facilement son or que je ne l’ai fait. Mon pied a foulé et des plus enviés boudoirs… mais il n’a jamais taché le sol pauvre et dénudé d’une honnête mansarde !… Si j’ai magnifiquement payé le vice, j’ai du moins toujours respecté la vertu !… Je suis fier de ma noblesse, parce qu’à cette noblesse se rattachent des traditions de loyauté, de courage et de tact ! Dans l’homme parvenu qui a bravement et honnêtement escaladé les obstacles qui s’opposaient à son élévation, je trouve un égal et un frère, et je lui tends la main ! Dans celui qui, pourvu par le hasard de sa naissance d’un nom glorieux dans les annales de la France, l’exploite indignement au profit de son ambition et de son intérêt, je vois un renégat et je ne daigne pas lui rendre son salut !… Je suis, ans ces circonstances, d’un inflexible orgueil ! Aussi, ai-je eu malheureusement beaucoup de duels ! Je dois ajouter que le sang versé dans ces rencontres m’a laissé sans le moindre remords, La justice de ma cause me paraissait si incontestable, si éclatante, que ces combats m’enivraient comme des joutes de tournoi. J’avais pour devise « l’honneur ! » Vous avez dû entendre souvent citer mon nom comme étant celui d’un duelliste : c’était non une calomnie, mais une erreur de la part du monde ; on jugeait mes actes sans connaître le mobile qui me faisait agir. C’est cette réputation imméritée qui m’a poussé à accepter le combat exceptionnel que vous m’avez jadis proposé à Paris. La cause de notre querelle, vous vous en souvenez, sans doute, était une insulte que vous aviez adressée à une femme que je considérais comme digne de tous les respects… j’appris plus tard que je m’étais trompé… À présent, Joaquin, si vous désirez descendre encore plus au fond de mon cœur, je ne vous Cacherai pas, qu’en songeant à la nullité de mon existence, j’éprouve parfois un sentiment qui tient le milieu entre l’ambition et l’envie ! Je me dis qu’il y a en moi une force que je suis coupable de laisser sans emploi, et je me prends à désirer d’héroïques aven-