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autre homme que vous et le comte qui connaisse, qui ait vu cette femme ?

— Oui, il y a Joaquin Dick ; lui aussi l’aime.

— Joaquin Dick n’aime pas, murmura la jeune fille d’une voix sourde. N’importe, je l’interrogerai.

Alors, grâce à un puissant effort de volonté, miss Mary recouvra son sang-froid.

— Marquis, continua-t-elle, je n’ai pas eu l’intention en provoquant cet entretien de faire un appel à votre générosité, mais seulement de vous proposer une affaire. Je sais que la coopération de M. Sharp vous est en ce moment-ci très-utile, même indispensable… Assurez-moi que vous n’attenterez pas aux jours du comte, et, de mon côté je vous garantis la bonne volonté de mon père !…

M. de Hallay allait répondre, lorsque la porte du salon s’ouvrit, et donna passage au Batteur d’Estrade et au comte d’Ambron.

Master Sharp, toujours attablé dans le parloir, avait décidément renoncé à prendre du thé ; le sucre de canne fermenté l’emportait sur la plante chinoise.

Master Sharp s’amusait de plus en plus : il buvait outre mesure et accablait d’invectives l’armateur qui dormait toujours, tout en répétant de temps à autre son sempiternel refrain : Oh ! bien plaisant !… en vérité… bien délicieusement plaisant !

Master Wiseman était certes doué de toutes les qualités qui constituent un excellent négociant américain ; mais malheureusement il avait des rêves monotones. On ne peut pas tout avoir !


XV

UN VRAI GENTILHOMME.


Le lendemain du dîner donné par Master Sharp, Joaquin Dick, exact à son rendez-vous, frappait à six heures précises du matin à la porte d’une belle maison bâtie en briques et située au coin de Washington-street, en face d’un immense square ; c’était là que demeurait le comte.

Au premier coup de marteau, un domestique se présenta.

M. d’Ambron est-il visible ? demanda le Batteur d’Estrade en français.

— Monsieur veut-il prendre la peine de me dire son nom ?

— Joaquin Dick.

À la façon dont le domestique s’inclina d’abord, puis ensuite s’effaça pour laisser passer le matinal visiteur, il est incontestable qu’il avait dû recevoir des ordres. Joaquin était habillé à l’européenne : sa redingote et son pantalon, de couleur sombre, sortait certainement de l’un des meilleurs ateliers de Paris ; la soyeuse et riche finesse de leur tissu, leur coupe sévère et éloignée de toute exagération, ne laissaient aucun doute à cet égard ; il y avait, entre ces vêtements et ceux que la pacotille expédie à San-Francisco, toute la distance qui sépare l’art du métier. Joaquin ne portait ni bagues, ni chaînes, ni bijoux : un Américain aurait trouvé sa toilette un peu mesquine.


Ce fut dans un petit salon attenant à sa chambre à coucher que M. d’Ambron reçut le Batteur d’Estrade. L’accueil du jeune homme, quoique cordial et affectueux, manqua d’élan ; il ne lui offrit pas la main.

Joaquin ne parut nullement remarquer cette espèce de réserve ; il s’assit sur une causeuse, alluma une cigarette, et s’adressant à M. d’Ambron avec le même ton de familiarité et de laisser-aller qu’il employait toujours vis-à-vis de lui :

— Cher comte, dit-il, j’ai, avant toute chose, à m’acquitter d’une commission auprès de vous. Miss Mary m’a chargé de vous faire des reproches pour la précipitation avec laquelle vous vous êtes éloigné hier soir, après votre première tasse de thé… C’est une bien jolie personne, que cette jeune fille, n’est-il pas vrai ?

— J’avais hâte de vous voir, señor Joaquin, dit M. d’Ambron, sans répondre à la question du Batteur d’Estrade. L’insomnie ne m’a pas laissé goûter cette nuit un instant de repos.

— Vous avez pensé à miss Mary ?

Le jeune homme ne put retenir un geste d’impatience.

— Señor Joaquin, dit-il, notre entretien de ce matin doit être, si je ne m’abuse et si je m’en rapporte à vos paroles d’hier, d’une si grande importance, que nous ne saurions, il me semble, entrer trop tôt en matière.

— Mais cet entretien est déjà commencé ! Je vous assure, comte, que j’attache beaucoup de prix à connaître votre opinion sur miss Mary. Ne vous arrêtez pas à l’allure un peu irrégulière de mon dialogue ; je hais les longues et pompeuses périodes, et je traite les choses les plus importantes de la vie avec un semblant de légèreté que vous auriez tort de prendre pour de l’insouciance… cela tient souvent à une disposition nerveuse de mon esprit, voilà tout ! Au fond, je suis très-sérieux ! Que pensez-vous de miss Mary ?

— Miss Mary ressemble à toutes les jeunes Américaines ; elle a le teint blanc, les cheveux blonds et le cœur vide ! Maintenant…

— Ainsi, son éclatante beauté n’a produit aucune impression sur vous ?

— Aucune !… Vous souriez… pourquoi ?

— Demander à un homme la cause d’un sourire, c’est l’exposer la plupart du temps à commettre une grossièreté ou un mensonge, car le sourire est presque toujours le reflet d’une arrière-pensée ; on le motive, mais on ne l’explique pas ! L’éclatante beauté de miss Mary n’a produit aucune impression sur vous ! Soit, c’est convenu ! je vous crois !… Tant pis !…

— Pourquoi cela, tant pis ?

— Ce mot m’est échappé ! Je vous le répète, je suis très-nerveux ce matin. Ce n’est pas que l’insomnie m’ait agité le sang… je ne dors jamais… mais j’ai réfléchi cette nuit plus que de coutume, et mon cerveau est à la fois fatigué et irrité…

Le Batteur d’Estrade se leva de dessus la causeuse, fit quelques tours dans le salon, et revenant s’asseoir :

— Cher comte, dit-il, nous ressemblons tous les deux en ce moment-ci, vous, malgré votre franchise, et moi, malgré mon indifférence, à deux adversaires qui, sur le terrain,