Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 2, 1856.djvu/25

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Vous me jurez, marquis, que cela est vrai ? demanda-t-elle.

peut-être bien aussi, est-ce un hommage involontaire et instinctif que nous rendons à la vertu, en n’osant pas franchir le seuil paisible de ces calmes demeures où s’épanouissent, au milieu des douces joies de la famille, ces frêles et chastes enfants qu’un regard trop tenace ferait rougir, et qui, devenues épouses, se changent en lionnes indomptables et vaillantes, dès qu’il s’agit de l’honneur de l’homme dont elles portent le nom !… Quoi qu’il en soit, et quels qu’aient été les mécomptes de ma vie, je n’en ai pas moins toujours eu la conviction que toute femme qui n’a pas une tache au front y porte une couronne.

M. d’Ambron s’était exprimé avec une enthousiaste conviction qui donnait un charme et une force extraordinaires à sa parole. Joaquin Dick, impassible, avait rallumé une cigarette.

— Ainsi, comte, dit-il froidement, vous ne seriez pas éloigné d’épouser la señorita Antonia ?

Cette question ne parut causer aucun étonnement au comte.

— Il faut à ma nature le bonheur sans bornes d’un amour sincère, ou le fracas éclatant de la gloire, répondit-il après un moment de réflexion. Si je rencontrais sur ma route l’amour que je rêve, je renoncerais aisément à la gloire.

— Quand même la personne qui vous offrirait cet amour serait d’une condition à ternir, par son alliance, l’éclat de votre blason.

— Encore une fois, Joaquin, nous ne nous comprenons pas. Si Antonia était telle que j’ai cru la voir, telle que je la vois encore, je n’hésiterais pas un instant à lui offrir mon nom. Ma noblesse engage, à mes yeux, mon honneur et non mon bonheur.

À ces paroles le Batteur d’Estrade se leva vivement ; et, s’avançant vers le comte d’Ambron :

— Monsieur, lui dit-il, quand je suis entré ce matin chez vous, vous ne m’avez pas tendu votre main… et vous avez eu raison… Vous êtes un vrai gentilhomme, je ne suis pas digne de votre amitié ! Voilà dix-huit ans que nul sentiment humain n’a fait battre mon cœur ! J’espérais mourir sans avoir à estimer un homme… La fatalité ne l’a pas voulu ! Je dois peut-être porter, dès ici-bas, la peine de mes fautes, et le respect que vous m’inspirez est déjà pour moi un commencement de châtiment ! Ne m’interrompez pas, comte !… Cet aveu m’est à la fois salutaire et cruel… Je ne vous cacherai pas qu’en commençant cet entretien,