Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 2, 1856.djvu/26

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j’espérais vous trouver tout autre que vous ne vous êtes montré…

Cependant, mon repentir n’est pas encore bien complet… je ne vois en vous qu’une exception au reste de mes semblables… Je n’en suis pas encore au remords… mais j’éprouve déjà des doutes… des doutes, moi, Joaquin ! Oui, oui, des doutes… Monsieur d’Ambron, vous avez loyalement tenu votre promesse ; vous ne m’avez rien caché… je suivrai votre exemple : ma franchise sera égale à la vôtre !… je suis prêt à déchirer pour vous le voile qui couvre mon passé !… Un dernier mot. Me promettez-vous, lorsque vous me connaîtrez tel que je suis, que vous me direz, sans aucun ménagement, votre opinion sur mon compte ? Quant à votre discrétion, ce serait vous faire injure que de vous la demander… j’ai, depuis hier, votre parole !…

Il y avait, dans la façon dont le Batteur d’Estrade accentua ces phrases brèves et hachées, un accent de sincérité et de douleur qui impressionna vivement le comte. Il comprit combien cet homme, ordinairement si orgueilleux, si cruellement railleur, et doué d’une si fière indépendance, avait dû souffrir avant de se résoudre à une pareille démarche.

— Joaquin, dit-il, si vos actions n’ont abouti qu’à faire votre malheur personnel, elles ne sont pas des fautes. Par exemple, je ne blâmerai jamais l’homme qui se ruinera pour satisfaire ses goûts, si cet homme n’a pas de femme ou d’enfants, et qu’il sache ensuite courageusement et noblement supporter la misère. Le bonheur est si rare et si fugitif sur la terre, qu’on ne doit pas en vouloir à ceux qui, l’ayant momentanément à leur portée, l’escomptent au détriment de leur avenir… Ma morale n’a rien de l’âpre et farouche vertu de Caton !… J’accorde à chacun le droit d’écouter ses propres passions et de leur obéir, en tant que cette faiblesse ne portera préjudice qu’à soi seul, et n’aura aucun contre-coup dans la famille ou la société. Vous le voyez, je ne suis pas un juge sévère : vous pouvez parler devant moi sans crainte !…

Joaquin Dick secoua lentement la tête.

— Vous venez de me condamner à l’avance, répondit-il ; car si j’ai cruellement souffert, je me suis bien impitoyablement vengé. N’importe, vous avez ma parole, je ne reculerai pas. Écoutez-moi.


XVI

IL Y A DIX-HUIT ANS.


Le Batteur d’Estrade se recueillit pendant une minute, puis d’une voix dont le timbre froid et monotone prouvait qu’il en surveillait et en modérait les intonations, il reprit la parole :

— Comte, dit-il, je vous demanderai la permission de continuer à m’appeler pour vous Joaquin Dick ; ce n’est pas que j’aie la moindre défiance de votre discrétion, loin de là ; mais mon véritable nom appartient à l’histoire, et je n’ai pas le droit de l’exposer au mépris. Ma famille, dont je suis, ou, pour être plus exact, dont j’étais le dernier représentant, car on me croit mort depuis longtemps, tient une des plus glorieuses places dans les annales nationales de l’Espagne ; mon blason est surmonté d’une couronne ducale ; je suis grand d’Espagne de première classe, et caballero cubierto[1]

— Vous êtes duc et grand d’Espagne, señor Joaquin ? répéta M. d’Ambron avec un profond étonnement.

— Oui, comte ! si vous saviez combien toutes les vanités humaines me semblent maintenant choses puériles, vous comprendriez que je n’obéis nullement, en vous révélant mon rang, à un amour-propre mesquin ; vous cacher cette circonstance, c’eût été jeter de l’obscurité dans mon récit !… Les positions sociales expliquent souvent mieux certains actes, que ne pourrait le faire la logique des passions !…

À l’âge de quatorze ans, je devins orphelin. Ma mère, fille d’un lord de la chambre haute, m’avait enseigné la langue anglaise, que je parlais aussi correctement que l’espagnol ; après sa mort, mon père, ancien ami du roi Joseph, m’envoya en France pour y faire mes études. J’avais alors treize ans.

J’ignore encore et j’ignorerai sans doute toujours les intrigues ou les motifs qui s’opposèrent à mon retour immédiat dans ma patrie, lorsque la mort du duc m’eut rendu le chef de la famille ; j’avais des tuteurs pauvres. Il est possible que mon absence leur fût utile et profitable.

J’entrais dans ma dix-neuvième année lorsque je revis pour la première fois le beau ciel de l’Espagne. Vous tracer mon portrait à cette époque, ce serait éveiller votre incrédulité. On prétendait qu’à une âme de feu je joignais une raison au-dessus de mon âge, et que les grâces de ma personne dépassaient encore les éminentes qualités de mon esprit. J’étais un vrai prodige. Si je m’exprime avec tant de franchise sur mon compte, c’est que le misérable Batteur d’Estrade d’aujourd’hui n’est plus, à mes yeux, le même homme que le jeune duc d’autrefois. Quand je me reporte à ce que j’étais à ce temps de ma vie, il me semble que je pense à un mort. J’avais, à cette époque, un bien terrible défaut : je croyais à la bonne foi de tous les hommes, à l’amour de toutes les femmes, le doute n’avait jamais éclairé mon esprit ; ma seule ambition était d’avoir une maîtresse et un ami ; la fatalité ne tarda pas à exaucer ces vœux insensés.

Je retrouvai dans une cousine que j’avais laissée enfant la plus adorable jeune fille que l’imagination puisse rêver, le type parfait de la beauté idéale ; j’en devins éperdument amoureux ; elle se nommait, ou, pour être plus exact, je la nommerai Carmen. À quoi bon vous tracer son portrait ? Cette tâche serait au-dessus de mes forces ; et puis, vous qui avez vu Antonia, vous connaissez Carmen !… jamais ressemblance plus exacte, plus extraordinaire et plus fortuite n’a existé sur la terre. Parez Antonia des séductions que donne l’usage du monde, et vous aurez Carmen telle qu’elle était lorsque j’avais à peine vingt ans, et que je ne vivais que pour elle ! Je dois l’avouêr encore, maintenant qu’une implacable et cruelle expérience a mis en fuite toutes mes illusions, jamais plus belle âme n’avait animé une plus adorable enveloppe : chaque jour, chaque heure, chaque

  1. Les caballeros cubiertos sont les gentilshommes qui ont le droit de rester la tête couverte devant le roi.