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et surtout de ne pas s’exposer, essayaient de tirer un petit profit de leur soumission ; la conjuration avait complètement échoué.

Je restai pendant trois semaines au secret, sans voir une seule personne ; enfin, mes deux amis obtinrent la permission de pénétrer jusqu’à moi. Quels embrassements ! que de larmes ! L’entrevue fut des plus touchantes. Ma première parole fut pour m’informer de Carmen. Elle était en proie à une douleur sans nom ; elle appelait la mort… ses parents avaient la plus grande peine du monde à la retenir… elle voulait courir vers moi, son amant, son mari… car non-seulement elle avouait hautement sa faiblesse, mais encore elle s’en glorifiait ! Vous devinez aisément mes transports !… Mes deux amis me promirent une prompte délivrance. Grâce à leurs incessantes et infatigables sollicitations, ils étaient à peu près certains de me tirer de ce mauvais pas. Toutefois, et si, contre toute attente, leurs espérances ne se réalisaient pas, ils s’étaient assuré les moyens d’une évasion ! De toute façon je devais donc me trouver bientôt réuni à Carmen !… Dans les prévisions d’une fuite prochaine, je remis à l’un de ces deux amis si dévoués une procuration complète, qui lui permettait de réaliser ma fortune ! Quels beaux rêves je fis après leur départ ! Qu’avais-je à craindre ? Rien ! Quel malheur pouvait m’atteindre ? Aucun !… L’exil ?… Carmen m’aimait !… Carmen était ma femme !… Carmen devait me suivre… Un amoureux de vingt ans n’a pas de patrie ! sa patrie est le cœur de celle qu’il aime !…

Au lendemain de ce jour, ou de si délicieuses émotions firent battre mon cœur, je comparus devant un tribunal. Ce que l’on me demanda et ce que je répondis, je l’ignore. Je ne voyais dans mon jugement qu’une formalité ennuyeuse ; le résultat fut une déportation momentanée à la Havane. Le tribunal, prenant en considération ma jeunesse et mon inexpérience, s’était montré clément envers moi. J’écoutai distraitement cette sentence. N’était-il pas convenu que l’on devait me faire évader ?

J’abrège !… S’il fallait vous dire les terribles et poignantes angoisses par lesquelles j’ai passé, un mois entier ne me suffirait pas !… Et puis, on ne raconte pas dix-huit années de souffrances !

L’évasion sur laquelle je comptais ne s’effectua pas ; je fus envoyé prisonnier à la Havane.

Ma robuste et naïve croyance dans l’amitié m’aida pendant plusieurs mois à supporter ce contre-temps ; je ne doutais pas un seul instant que mes épreuves ne touchassent à leur terme ! Un coup de tonnerre me réveilla, et déchira le voile qui me cachait l’humanité ! J’appris en une minute, mais cette minute fut un siècle de douleur, à connaître les hommes !…

Deux lettres m’arrivèrent à la fois : la première était de la main même de Carmen : elle m’annonçait, en peu de lignes, son mariage avec l’un de mes deux amis ; la seconde était d’un de mes parents éloignés ; il me racontait que le misérable à qui j’avais donné une procuration, avait réalisé, joué et perdu ma fortune ! Ce que je ressentis à la lecture de la lettre de Carmen, il n’y a pas d’expression capable de le rendre, je tombai par terre comme foudroyé !

Quand je repris connaissance, sept semaines s’étaient écoulées ; le gouverneur général, un ancien ami de mon père, m’avait fait transporter dans son palais, et veillait au chevet de mon lit. Ma convalescence passa pour un miracle. La mort manque presque toujours d’à-propos.

Ma grâce ne tarda pas à m’être accordée, mais mon état de faiblesse était si extrême, qu’il ne me fut pas possible d’en profiter tout de suite. Je dus rester près de six mois encore à la Havane !… Une seule pensée me faisait supporter la vie, j’avais à me venger !… Lorsque j’arrivai en Espagne, Carmen n’était plus : une subite et courte maladie l’avait préservée du parjure, elle ne s’était pas mariée, quant à son fiancé, il avait été tué dans l’une des nombreuses escarmouches qui avaient lieu entre les christinos et les carlistes !… L’existence était devenue pour moi sans objet et sans but. Je pensai au suicide ! comment ne succombai-je pas à cette vertigineuse tentation ? qui me préserva d’accomplir cette lâcheté ? Je ne le sais ! Peut-être bien fut-ce l’indomptable énergie de ma vivace nature qui se révolta contre cette idée d’anéantissement.

Le séjour de l’Espagne m’était devenu insupportable et impossible ; je résolus de m’expatrier.Le souvenir des grandes propriétés que ma famille avait jadis possédées au Mexique me fit songer à ce pays ; je changeai de nom et je m’embarquai pour la Vera-Cruz. À Mexico, je rencontrai un des anciens fermiers de mon père ; cet homme, devenu millionnaire en s’appropriant les richesses que le duc, obligé de fuir lors de l’expulsion des Espagnols, lui avait confiées, me refusa une place de commis dans ses bureaux, et m’offrit quelques piastres comme à un mendiant. Ce dernier coup, cette suprême désillusion, au lieu de m’accabler, me rendirent tout mon courage. Je venais de trouver une voie à suivre, un projet à réaliser. J’avais à prendre une revanche de l’humanité. Je fis le serment, et jusqu’à présent je l’ai toujours fidèlement tenu, de ne plus voir dans les hommes que les instruments de ma volonté, des ennemis à combattre ou des coupables à punir ! Toutefois je suis persuadé que si quelqu’un m’eût alors généreusement tendu la main, j’aurais abandonné ma résolution !… Il y avait en moi un fond de bienveillance, de générosité réellement incroyable !… Il m’a fallu, après avoir passé par toutes les plus douloureuses déceptions, subir encore les plus dures privations de la misère pour arriver où j’en suis venu !… Après avoir vainement frappé à toutes les portes de Mexico, après avoir subi toutes les angoisses de la faim, toutes les humiliations de la pauvreté, moi, grand d’Espagne, et portant un des noms les plus illustres de l’Europe, je partis à pied, au hasard, un bâton à la main, en m’en remettant à Dieu du soin de pourvoir à mes besoins. L’hospitalité au Mexique, je parle, non des villes, mais de l’intérieur des terres, fait rarement défaut au voyageur ou même au vagabond ! Je ne mourus pas de faim : voilà tout.

Enfin, après six mois de pérégrinations au hasard, j’arrivai en Californie ! La fortune allait enfin me sourire ! Il était trop tard : le malheur s’était trop rudement appesanti sur moi pour me laisser d’autre sentiment dans le cœur que celui de la haine !… Ma route était tracée… depuis lors, je n’en ai plus dévié !…

Joaquin Dick fit une légère pause, regardant fixement son interlocuteur :

— Eh bien ! comte, reprit-il, que pensez-vous de ma