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jeunesse ? Croyez-vous qu’il y ait bien des hommes qui eussent résisté à de telles épreuves ?

— Votre début dans la vie, señor Joaquin, je le reconnais volontiers, a été affreux ; mais il ne s’ensuit pas de ce que la fatalité s’est acharnée contre vous, que l’humanité entière mérite votre aversion et votre mépris.

— Vraiment ! Ainsi, à ma place, vous auriez humblement courbé la tête et pris votre mal en patience ? Mais vous ne pouvez répondre à, ma question : vous n’avez jamais connu la misère.

Le Batteur d’Estrade allait reprendre son récit, lorsqu’un vigoureux coup de marteau frappé à la porte de la rue annonça l’arrivée d’un visiteur et arrêta la parole sur ses lèvres.

Le comte d’Ambron se mit à sourire.

— Les mœurs et les habitudes, dit-il, changent avec les climats. Le marquis de Hallay, si nous étions à Paris, ne m’enverrait pas ses témoins de si bonne heure ! Et qui sait ? peut-être bien vient-il en personne ! Si c’est lui, señor Joaquin, vous m’obligeriez infiniment en ne vous mêlant pas à la discussion… N’oubliez pas que prendre parti contre M. de Hallay lorsqu’il se trouverait chez moi, et que nous serions deux contre lui, ce serait enfreindre toutes les règles de l’honneur.

— L’honneur est pour moi une parole vide de sens ! N’importe, pour ne pas vous désobliger, comte, je me tairai. Seulement je vous préviens que si M. de Hallay exige une réparation par les armes, je laisserai tomber un mot dans votre dialogue… rien qu’un seul…

— Quel mot, señor Joaquin ?

— Le mot « assassin » et je vous jure qu’il en résultera de deux choses l’une : ou que le marquis se jettera comme un tigre sur moi, ou qu’il baissera humblement la tête…

Le Batteur d’Estrade parlait encore, lorsqu’un pas lourd et pesant retentit dans la pièce qui précédait le petit salon où Joaquin et M. d’Ambron se tenaient ; presque aussitôt on gratta à la porte.

— C’est mon domestique, dit le jeune homme ; puis élevant la voix

— Entrez ! s’écria-t-il.

Le domestique français entre-bâilla les battants de la porte…

— Qu’y a-t-il, Pierre ?

— C’est un étranger qui demande à voir le señor Joaquin Dick.

— Cet étranger a-t-il donné son nom ?

— Non, monsieur.

M. d’Ambron consulta du regard le Batteur d’Estrade.

— Introduisez-le ! reprit-il sur un signe affirmatif de Joaquin.

Quelques secondes plus tard, la porte s’ouvrit de nouveau, et le Canadien Grandjean, revêtu de son costume de voyage et portant sa carabine à la main, fit son entrée dans le salon.


XVII

L’AMÉRICAINE ET LE CANADIEN.


L’entrée de Grandjean dans le salon du comte d’Ambron fut majestueuse ; il ne salua pas. Il songeait vraiment bien à la politesse ! Ébloui par la vue du riche mobilier qui garnissait la pièce, il ouvrait de grands yeux étonnés, et se demandait s’il devait en croire le témoignage de ses sens. Son imagination n’avait jamais rêvé de pareilles splendeurs, et sa curiosité n’avait jamais été aussi excitée ; quelles pouvaient être la destination et l’emploi de toutes ces brillantes superfluités ? Il était ébahi. La voix de Joaquin Dick le rappela à la réalité.

— Qui t’a envoyé ici ? D’où viens-tu ? Que me veux-tu ?

— Tiens, c’est vous, seigneurie ! Je ne vous avais pas reconnu sous vos nouveaux habits ; ils vous font paraître plus maigre et plus petit : je préfère votre casaque de cuir !… Qui m’envoie ici ? Je l’ignore…

— Tu l’ignores !

— Oh ! quand je dis que je l’ignore, c’est une façon de parler ; je veux dire que la certitude me manque ; pourtant en y réfléchissant bien, ce doit être çà…

Joaquin Dick fit un mouvement d’impatience.

— Au fait ! dit-il, et sois bref ; je n’ai pas, ce matin, de temps à perdre.

Cette invitation parut embarrasser le Canadien ; néanmoins, faisant un effort sur lui-même :

— C’est un sorcier, dit-il, qui m’a chargé d’une commission pour vous !

— Un sorcier !…

— Oh ! ce n’est pas un revenant, car il m’a serré la main, et j’ai senti la chaleur de sa chair… il a même une poignée de fer, c’est donc un sorcier ?

Au sérieux que mit le géant dans sa réponse, il n’était pas permis de douter de sa bonne foi.

— Voyons, assieds-toi, et apprends-nous, le plus succinctement possible, où tu as rencontré ce sorcier et ce qu’il désire de moi.

Grandjean regarda d’un air respectueux et méfiant la causeuse que Joaquin lui indiquait du doigt.

— Merci, seigneurie, je préfère rester debout… Voici le fait : je chassais hier à une quinzaine de lieues de San-Francisco, lorsque j’ai vu tout à coup surgir de dessous terre le sorcier en question… il était si bizarrement accoutré avec des peaux et des fourrures, qu’au premier abord, je le pris pour un ours gris égaré ; je levai mon rifle… mais bah ! la crosse n’était pas encore à mon épaule que le sorcier, s’élançant d’un bond prodigieux, avait déjà relevé le canon de mon arme. « Reste tranquille ! me dit-il en anglais, je ne te veux aucun mal ; j’ai un simple renseignement à te demander… Cette recommandation était superflue… La frayeur paralysait mes mouvements… — Parlez, Monsieur, lui dis-je (je l’appelais ainsi pour le flatter, car les sorciers n’aiment pas que l’on devine leur profession) ; je lui dis donc : parlez, monsieur. — Connais-tu le Batteur d’Estrade, Joaquin Dick ? continua-t-il. — Beaucoup. — Sais-tu où il se trouve en ce moment ? — À San-Francisco. — Tu es bien certain de cela ? — Oui. — Merci ! » Comment s’en alla le sorcier, je l’ignore. Il fit semblant de courir, mais c’était sans doute pour cacher son jeu et mieux me tromper : il dut s’envoler !

— Et cette commission qu’il t’a donnée pour moi, Grandjean ?

— Je n’ai pas achevé, seigneurie. Vers la tombée de la