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gieuse grosseur, mais assez clair-semés, le couvraient littéralement d’un toit de feuillage assez épais pour garantir le sol de la brûlure du soleil, mais non pas assez touffu pour empêcher l’air de circuler librement à travers les branches. La terre, garnie d’une mousse fine et serrée, assez semblable à un tapis de velours émeraude, n’offrait aucun refuge aux reptiles et aux insectes, et permettait au voyageur un doux et tranquille repos. Il n’y a guère de forêts au Mexique qui ne possède de semblables oasis.

— Que pensez-vous de mon hospitalité, señor ? dit la jeune fille, en s’asseyant gracieusement au pied d’un arbre.

Le jeune homme s’inclina sans répondre. Son teint pâle, l’oppression de sa poitrine, la mobilité de ses narines et par-dessus tout la flamme de son regard, disaient qu’il était en proie à Une émotion violente. Il jeta par terre le gibier qu’il avait tué, appuya sa carabine contre le tronc d’un arbre, et, après une hésitation courte, il prit lentement place auprès d’Antonia.

— Ne m’avez-vous pas fait l’honneur de m’adresser tout à l’heure la parole, señorita ? dit-il.

— Oui, señor, je vous demandais ce que vous pensiez de ce bois ?

— Je pense, Antonia que les plus splendides beautés de la nature ne sont rien à côté de vous, qui en êtes la merveille !

La jeune fille parut n’attacher aucune importance à cette réponse, et pourtant elle frissonna.

— Qu’avez-vous, Antonia ? reprit vivement M. Henry.

— Je ne sais… J’ai froid…

— Froid, par ce temps ? Peut-être est-ce ce passage sans transition du soleil à l’ombre ?

Antonia resta un instant silencieuse ; puis tout à coup elle se leva brusquement.

— Ce n’est pas froid que j’ai, murmura-t-elle.

— Quoi donc ?

— J’ai peur…

Le jeune homme s’était également levé.

— Peur ? répéta-t-il en essayant de sourire ! Permettez-moi, doña Antonia, de m’étonner de cette réponse. Quel danger pouvez-vous courir ici ?

— Aucun… je le sais… mais que voulez-vous, señor ?… l’impression que j’éprouve l’emporte sur mon raisonnement et sur ma volonté.

— Je le concevrais encore, si vous aviez un motif, quelque puéril qu’il fût…

Antonia poussa un cri étouffé, et, interrompant M. Henry.

— Adieu, señor ! dit-elle.

— Quoi ! vous songeriez à vous remettre en route malgré la mortelle chaleur du ciel ? Soyez assurée que je ne vous laisserai pas commettre une pareille imprudence. Un rayon de soleil de midi tue, vous ne l’ignorez pas, aussi sûrement qu’une balle de fusil.

La jeune fille, sans tenir compte de cet avertissement, se disposait à reprendre sa carabine qu’elle avait déposée par terre ; mais, le jeune homme, se plaçant devant elle et la saisissant doucement par le bras :

— Antonia, lui dit-il d’un ton qui dénotait une froide et irrévocable détermination, j’emploierai, dans votre intérêt, la force s’il le faut pour vous retenir ; vous ne partirez pas !

Au contact de la main qui effleurait le contour arrondi de son bras, la pauvre enfant se recula avec une précipitation pleine d’effroi.

— Mais, c’est vous, señor, qui me faites peur ! s’écria-t-elle.

Un long silence suivit ces paroles.

— Je vous fais peur, Antonia ? reprit M. Henry avec un accent mêlé d’ironie et d’étonnement ; que craignez-vous donc de moi ?

— Je ne le sais.

— Que je vous vole ?

— Ah ! señor !…

— Que je vous tue ?

— Non, non… À quoi vous servirait ce crime ?

— Eh bien ! alors, quelle est donc la cause d’une terreur si peu flatteuse pour moi ?

— Je ne la devine pas ! Oubliez, señor, je vous en prie, l’aveu qui s’est échappé de mes lèvres ; je reconnais que j’ai tort, mille fois tort ; mais, que voulez-vous ? je ne me comprends pas moi-même ; il faut que je sois folle, insensée ! Oui, je déclare que vous êtes un caballero d’honneur ; je n’ai jamais eu à me plaindre de vous en aucune façon, mon bon sens me dit que je n’ai rien à redouter de votre caractère ; et pourtant, je vous le répète, vous me faites peur, bien peur !

— Antonia, si le langage que vous me tenez en ce moment sortait de la bouche d’une autre femme, je n’y verrais qu’un motif de gaieté, et j’y répondrais par des plaisanteries ; venant de vous, il m’affecte profondément !… Toutefois votre défiance, à la fois si vague et si injurieuse, m’est précieuse, en ce sens qu’elle me permet d’aborder franchement un sujet qui nous intéresse également tous les deux et que je n’ai osé, je ne sais pourquoi, traiter jusqu’à ce jour !… Antonia, je vous aime !…

— Vous m’aimez ! répéta la jeune fille avec stupeur ! oh ! non… cela n’est pas !

— Enfant, poursuivit M. Henry avec une violence passionnée, je vous aime comme jamais personne ne saurait et ne pourrait vous aimer. Écoutez-moi, Antonia. Vous ne connaissez rien à la vie… je ne suis pas un homme ordinaire… mon amour est pour vous un triomphe et un bonheur dont il vous est difficile de comprendre la portée. Dans ma patrie, en France, la terre des splendeurs et du plaisir, je compte parmi les plus nobles familles… À mon nom, s’ouvrent toutes les portes des plus illustres salons… j’ai le droit de me présenter et d’être reçu partout, et cela, non pas parce que le hasard m’a protégé à ma naissance, mais bien parce que ma tête dépasse la foule, et qu’il n’est pas un homme qui ose soutenir la fixité de mon regard ! pas un qui ne tremble devant ma colère ! Moi, qui mendie un de vos sourires, Antonia, j’ai vu les femmes les plus fières briguer comme une grande faveur l’honneur d’attirer mon attention ! Antonia, vous ne soupçonnez pas non plus les trésors de grâce et de beauté qui brillent en vous. Vous passez misérablement dans une triste solitude une existence qui, en France, serait un perpétuel enchantement. Appuyée à mon bras, forte par mon amour, invincible par votre beauté, que rehausserait encore l’éclat de superbes parures, vous