Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 2, 1856.djvu/4

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seriez la reine adulée et incontestée de toutes les fêtes !… Vous auriez un peuple de gentilshommes, de caballeros, à vos genoux. Eh bien ! cette existence de joies et d’enivrements, il ne tient qu’à vous qu’elle soit la vôtre ! Dans six mois d’ici, je dois être riche à millions ; et vous, ma maîtresse bien aimée, vous partagerez cette étonnante et prodigieuse fortune !

Antonia avait écouté M. Henry sans essayer de l’interrompre. L’air à la fois distrait et attentif de la jeune fille donnait à supposer qu’elle poursuivait la solution d’un problème, plutôt qu’elle ne cherchait un sens aux paroles de son interlocuteur.

M. Henry attendit pendant quelques secondes.

— Eh bien ! Antonia, reprit-il, vous vous taisez ?… Ne m’auriez-vous pas compris ? La nature vous aurait-elle prodigué les dons de la beauté au détriment des clartés de l’intelligence ? Mais non… tout en vous est exceptionnel, l’âme comme le visage !… Vous réfléchissez, sans doute, à la nouvelle existence que je vous propose, aux enchantements qui vous attendent, et votre imagination, qui n’a pu encore se développer dans la misérable vie que vous menez, reste troublée, fascinée, confondue aux éblouissantes perspectives qu’elle entrevoit.

— Señor, répondit Antonia, je suis bien ignorante, il est vrai, des choses de la vie… Le peu que je sais, je l’ai appris dans les livres qui me viennent de ma mère. Cependant si les nuances de votre langage ont pour moi une certaine obscurité, je saisis le fond de votre pensée… Ce que vous souhaitez, c’est mon malheur et ma honte !…

— Antonia…

— Je vous ai patiemment écouté, señor, laissez-moi donc vous répondre. Il est possible, comme vous venez de le dire, que Dieu ait refusé la clarté à mon intelligence ; en revanche, dans sa bonté infinie, il m’a accordé la conscience du bien et du mal. Oui, il y a en moi, je vous le répète, un sentiment que je ne saurais définir, qui me guide dans toutes mes actions, et qui, jusqu’à présent, ne m’a pas encore trompée. Je n’ai jamais eu à revenir sur une impression première. J’ai toujours su distinguer les bons des méchants ou du moins ceux qui me souhaitaient du bien de ceux qui me voulaient du mal. Cela doit vous paraître étrange. Je vous jure pourtant que c’est vrai. Combien de fois n’ai-je pas été étonnée moi-même, presque effrayée, en voyant se réaliser des pressentiments que j’avais d’abord repoussés comme étant extravagants, insensés ! Si, tout à l’heure, vous m’avez causé une frayeur aussi vive, c’est que vous aviez de méchantes intentions ; lesquelles ? je l’ignore…

— Prenez garde, enfant, s’écria le jeune homme d’une voix qu’il s’efforça de rendre calme, mais qui vibrait de passion et de colère, prenez garde, enfant ! la soumission et les prières peuvent parfois me désarmer : les obstacles ne font que m’irriter. Ne me poussez pas, par une méfiance insultante, dans la voie de la violence… Vous auriez à vous en repentir amèrement plus tard… Croyez-moi, Antonia ; fiez-vous à mon amour…

— Votre amour, señor, interrompit la jeune fille, avec un effroi mêlé d’indignation qui fit resplendir son divin visage, oh ! je vous en conjure, ne parlez pas ainsi !…

Vous prétendez que vous appartenez à une illustre famille… et vous ne reculez point devant le mensonge… Un vrai caballero ne saurait être un menteur !…

— Ainsi, vous doutez de mon amour ? demanda le jeune homme avec un sourire qui fit instinctivement tressaillir Antonia.

— Je n’en doute pas, señor, je le nie !

— Alors, comment appelez-vous le sentiment qui m’entraîne vers vous ?

— Un crime ! señor !…

— Un crime !

— Oui, un crime ! répéta avec force la jeune fille, car vous n’avez jamais eu à vous plaindre de moi, et cependant vous rêvez mon malheur !

— Eh bien ! soit. Au fait, cela simplifie beaucoup la question. Je suis un infâme, capable des plus odieuses actions… c’est convenu… Après ?

Antonia regarda tristement M. Henry, et d’un ton de compassion :

— Je vous plains, señor, dit-elle lentement ; vous devez être bien malheureux !

Pendant quelques instants, le jeune homme resta comme accablé ; mais bientôt, les pommettes de ses joues livides se colorèrent, l’éclat de ses yeux redoubla d’intensité, et ses lèvres pâles, minces et brûlantes frémirent sous la contraction de ses nerfs violemment excités.

— J’ai pu accepter vos craintes et vos soupçons, Antonia, reprit-il en scandant pour ainsi dire chacune de ses paroles, mais je ne saurais en faire de même pour votre commisération et votre dédain… Regardez-moi bien… je suis calme… Je m’exprime posément… tranquillement… sans éclat… n’est-il pas vrai ? Eh bien ! savez-vous ce que signifie ma modération ? Que je serai pour vous inexorable, sans pitié… que ne pouvant vous faire partager mon amour, je vous l’imposerai. À défaut de votre sourire, j’aurai vos larmes… Ah ! vous vous êtes imaginé, ma belle enfant, que vous aviez affaire à une espèce de Panocha. Vous avez pris ma retenue pour de la timidité, de la gaucherie ; et votre petit orgueil de ranchera s’est exalté outre mesure à la pensée que vous repousseriez les hommages d’un caballero ? Parbleu ! vous vous êtes étrangement trompée !

— Mon Dieu ! que veut cet homme ? murmura Antonia.

M. Henry la contempla pendant quelques instants avec une sinistre admiration, si l’on peut s’exprimer ainsi ; puis, reprenant la parole, mais cette fois sans se contraindre, et en laissant librement vibrer sa voix :

— Enfant, que tu es donc belle ! s’écria-t-il. Ah ! si j’étais capable d’aimer, je sens que je serais fou de toi !…

Alors le jeune homme, par un geste plus rapide que la pensée, saisit la main d’Antonia, et la retenant malgré les efforts de la pauvre enfant pour se dégager :

— À quoi bon cette indignation, dit-il avec moins d’emportement, elle nuit à ta beauté sans affaiblir mon amour !…

— De grâce, señor, laissez-moi ! le contact de votre main me glace le sang… Il me semble que je suis liée par l’étreinte d’un reptile venimeux.

Cette imprudente exclamation fut la goutte d’eau qui fait déborder la coupe trop pleine. Toutes les mauvaises et impétueuses passions du jeune homme éclatèrent.

— Ah ! misérable ! s’écria-t-il en serrant avec une violence frénétique la main d’Antonia dans les siennes, ce