Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 2, 1856.djvu/30

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nuit, c’est-à-dire cinq heures plus tard, je me dirigeais, chargé de mon gibier, vers une habitation où je comptais coucher, lorsque je me sentis doucement frapper sur l’épaule ; en me retournant, je me trouvai face à face avec le sorcier.

— Je reviens de San-Francisco, me dit-il, je n’ai pu voir Joaquin Dick. Monte tout de suite à cheval et cours l’avertir que je l’attendrai demain vers midi sur la montagne du Télégraphe ! Tu m’as bien compris ?

— Ah oui ! monsieur, vous pouvez être assuré de mon exactitude à exécuter vos ordres.

Le sorcier allait se retirer, j’eus le courage de le retenir :

— Si le seigneur Joaquin me demande votre nom, que lui répondrai-je ?

— Tu lui diras que j’ai fait à pied trente lieues en cinq heures sans éprouver aucune fatigue ; ce renseignement lui suffira. Vous conviendrez, seigneurie, que cet aveu du sorcier manquait de finesse et de prudence. C’était m’avouer clairement qui il était. J’enfourchai mon cheval, et me voici !

— C’est bien, Grandjean, merci.

La façon dont le Batteur d’Estrade, prononça ces mots équivalait à un congé ; cependant le Canadien ne bougea pas.

— Seigneurie, dit-il, est-ce que vous avez l’intention d’aller à ce rendez-vous ?

— Certes.

— Prenez garde, seigneurie ! Il ne faut jamais se fier à un sorcier…

— Sois sans inquiétude, Grandjean, je suis moi-même un sorcier.

— Vous !… Votre seigneurie ne se fâchera pas si…

— Non… dis toujours.

— Eh bien ! voilà déjà longtemps que je m’en doutais.

Joaquin Dick et le comte se mirent à rire ; et le géant reprenant la parole avec une émotion qu’il essayait en vain de dissimuler :

— Après tout, continua-t-il en affectant un air de conviction profonde, il y a aussi de bons sorciers ! C’est là une vérité que proclame tout Villequier !

— Merci, Grandjean. À présent, je n’ai plus besoin de toi. Tu peux t’en aller.

Cette fois, quoique l’allusion se fût changée en un ordre formel, le Canadien resta encore immobile à sa place.

— Seigneurie, reprit-il après une nouvelle hésitation, accordez-moi seulement deux minutes, j’ai une grâce à solliciter de votre bienveillance !

— Parle et sois bref !

— Depuis deux mois que vous m’avez pris à votre service, seigneurie, c’est-à-dire depuis notre départ du rancho de la Ventana, vous n’avez pas eu une seule fois l’occasion d’utiliser ma bonne volonté. Je vous vole, ni plus ni moins, votre argent…

— Tu veux que je te rende ta liberté ?… soit !

— Dame ! seigneurie, ma délicatesse…

— Il suffit ! n’ajoute pas le mensonge à l’ingratitude.

— Ah ! seigneurie, je vous jure…

— Assez !… Tiens, prends… nous voilà quittes… Adieu !…

Le Batteur d’Estrade tendit une dizaine d’onces d’or au Canadien ; celui-ci recula d’un pas.

— Tout cet or pour moi, seigneurie ? s’écria-t-il, trop !

— Pour toi, non ! C’est le commencement de la dot de Micheline !… Je me venge de toi sur ton pays Ledru !

— Ah ! si c’est pour Micheline, c’est tout différent, j’accepte, s’écria le géant, qui, les yeux brillants de joie, saisit avidement l’or. Maintenant, je vous donne ma parole, seigneurie, que je stipulerai, comme condition première à tout nouvel engagement, le droit de quitter mon maquis pour me rendre auprès de vous, si jamais vous aviez besoin de moi.

Grandjean salua le Batteur d’Estrade et s’éloigna.

— Je perds là une bien bonne place, murmurait-il en descendant l’escalier ; une place comme je n’en trouverai plus, probablement, une semblable. Oui, mais servir un sorcier !

Le Canadien mettait à peine le pied dans la rue, qu’une jeune fille, vêtue avec une grande élégance, l’aborda.

— Ne venez-vous point de chez M. d’Ambron ? lui demanda-t-elle.

— Non.

— Cependant vous sortez de chez le comte ?

Le géant était très-laconique et surtout extrêmement timide avec les femmes.

— C’est possible ! répondit-il.

— Enfin, qui avez-vous vu dans cette maison ?

— Mon maître.

— Et votre maître se nomme ?

— Joaquin Dick.

Le Canadien allait continuer son chemin, mais un geste impérieux de la jeune fille le retint.

— Y a-t-il longtemps que vous appartenez au señor Joaquin Dick ?

— Non.

— Mais combien de temps ?

— Deux mois.

— Vous n’étiez pas avec lui lorsqu’il est passé dernièrement au rancho de la Ventana ?

L’étonnement que cette demande causa au géant lui donna une grande hardiesse ; il osa, à son tour, formuler une question :

— Vous connaissez le rancho de la Ventana ? dit-il.

— Que vous importe ? Aimez-vous l’argent, mon ami, dit la jeune femme.

Le Canadien, qui se remettait en route, fit une pause.

— Tout le monde aime l’argent, répondit-il.

— Voulez-vous en gagner ?

Grandjean revint sur ses pas.

— Oui, je le veux bien.

— Alors, suivez-moi.

— Où cela ?

La jeune fille se mit à sourire.

— Que craignez-vous ? dit-elle, n’êtes-vous point armé ? C’est chez mon père que je vous prie de m’accompagner.

— Ah ! c’est votre père qui a besoin de moi ! je préfère cela !…

— Pourquoi ?

— Parce que… Mais, non, c’est inutile.

— Dites toujours…