Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 2, 1856.djvu/32

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décision, presque l’anxiété. Deux fois elle commença une phrase, et s’arrêta dès les premières syllabes. Grandjean, lui, regardait d’un œil mélancolique la carafe complètement à sec.

— Miss, s’écria-t-il tout à coup, n’aviez-vous pas l’intention de me présenter à monsieur votre père, qui désire traiter une affaire avec moi ?

— Vous verrez mon père plus tard… en attendant, je le représente… Oui, j’ai une affaire à vous proposer. Avez-vous du goût pour les voyages ?

— Je ne reste jamais en place. Ma vie est un voyage perpétuel !

— Ainsi, il vous serait parfaitement indifférent de partir tout de suite pour tel ou tel endroit ?

— On ne peut plus indifférent !… c’est-à-dire, entendons-nous, à la condition que l’on me payerait en raison des dangers que j’aurais à courir.

— Il n’y aurait nul danger à courir.

— Tant pis !

— Ainsi, si vous vous chargiez d’accompagner une personne, cette personne aurait le droit de compter implicitement sur votre obéissance ?

— Du moment où ce serait chose convenue à l’avance entre elle et moi, oui ! Dans le cas contraire, c’est-à-dire si l’on exigeait un service non spécifié par notre contrat, je demanderais une gratification en sus de mes gages.

— C’est bien ainsi que je l’entends !

— Alors, miss, une fois les gages fixés, nous serons d’accord. Quelle est la personne que j’aurai à accompagner ! M. votre père !

— Non, moi !

— Vous, miss ! répéta le Canadien d’un ton de désappointement ! ah ! diable ! Pardon, je voulais dire : Ah ! by God ! c’est que, ainsi que j’ai déjà eu l’honneur de vous le déclarer, je n’aime pas beaucoup traiter les questions d’affaires avec les femmes !

— Que vous importe, pourvu que je vous paye généreusement ? L’argent n’a pas de sexe…

— Oh ! miss, toutes les femmes sont généreuses quand elles promettent… seulement…

— Achevez !

— Seulement, quand il s’agit de régler le compte, il n’y a plus moyen de s’entendre avec elles. Je ne sais pas trop comment elles s’y prennent ; mais, pour peu qu’elles vous aient remis la centième partie de ce qui vous est dû, on se trouve toujours être leur débiteur. By God ! si on avait le droit d’assommer une femme quand elle est de mauvaise foi, ça irait encore… Mais l’usage s’y oppose. Décidément, miss, je tiens à être présenté à M. votre père.

— Mais en supposant que vos craintes soient fondées, monsieur Grandjean, quand une femme paye à l’avance, en quoi s’expose-t-on à traiter avec elle ?

Le Canadien se mit à réfléchir ; puis, d’une voix qui dénotait la conviction la plus sincère et la plus profonde :

— Cela ne s’est encore jamais vu, miss ! s’écria-t-il.

— Vous croyez ? Pourtant c’est bien ainsi que j’entends agir avec vous ?

— Réellement, miss ! En ce cas vous êtes pour moi monsieur votre père !…

— Combien désirez-vous par mois pour m’accompagner, me guider, et, si j’étais attaquée, me défendre ?

— Soixante piastres, miss, en dehors du logement et de la table. Je dois ajouter que je couche fort volontiers à la belle étoile, et que mon rifle, si nous parcourons des pays un peu déserts, pourvoira amplement à notre nourriture. La poudre et le plomb resteraient à votre compte !

— Accepté. Où demeurez-vous ?

— Moi, miss, nulle part.

— Où pourrai-je vous retrouver, si j’ai besoin de vos services ?

— Me retrouver, si vous avez besoin de moi, miss ? répéta Grandjean ; et il se mit à rire. Je savais bien, moi, qu’on ne me payerait pas d’avance, ajouta-t-il à haute voix, mais comme se parlant à lui-même.

— Du reste, monsieur Grandjean, reprit la jeune fille, il y a une chose bien simple à faire ! Si je me décide à ce voyage, ce sera dans un très-bref délai ! veuillez donc prendre la peine de passer tous les jours à la maison…

— Ce que vous me demandez là est, en effet, une chose très-simple, miss… mais fort coûteuse ! Vous devez comprendre que, pour ceux qui ne possèdent aucune fortune, le temps c’est de l’argent !

— Vous avez raison, monsieur Grandjean ! En vérité, je suis charmée de vos raisonnements. Je vois que vous êtes un esprit sensé. Voici pour vous indemniser de vos courses quotidiennes…

Miss Mary avait retiré de son porte-monnaie un billet imprimé et l’offrait au Canadien.

— Qu’est-ce ceci ?

— Une banknote de trente piastres.

Grandjean eut une contenance magnifique ; il ne bougea pas !

— Prenez donc, monsieur ! insista la jeune fille.

— Je vous remercie bien, miss… je n’estime pas le papier !

La fille de master Sharp regarda le géant avec une espèce d’admiration.

— Si vous vous mariez un jour, monsieur, vous rendrez votre femme bien heureuse. Voici six livres sterling.

— Cette fois, Grandjean sortit de sa majestueuse dignité. il saisit, et même avec assez de vivacité, l’or que lui présentait miss Mary.

— Je viendrai tous les jours pendant deux semaines, miss, dit-il ; mais, une fois ce temps écoulé, si vous n’avez pas pris une détermination, il est bien entendu que vous n’aurez plus le droit de me réclamer ni tout ni partie de ces six livres ?

— C’est bien convenu !… De toute façon cette somme vous restera acquise en dehors de vos appointements…

— N’avez-vous plus rien à me dire, miss ?

— Rien, monsieur, si ce n’est à demain ?

— À demain.

Grandjean se leva, salua assez courtoisement et sortit du parloir.

— Ma foi, murmura-t-il en reprenant sa carabine dans le corridor, j’ai peut-être eu tort de négliger jusqu’à ce jour autant les femmes… elles ont du bon !

Miss Mary, après le départ du Canadien, était restée dans le parloir. Son coude appuyé sur la table et sa jolie tête sur sa main, elle méditait.