Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 2, 1856.djvu/43

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pas. Ma question est solennelle. Que penseriez-vous, je vous le répète, d’une femme qui agirait ainsi ?

— En supposant que cette femme eût toujours été chaste et vertueuse ?

— Oui, murmura la jeune fille d’une voix sourde et en baissant la tête, oui, toujours chaste !…

— J’admirerais cette femme…

— Vous l’admireriez ? interrompit vivement l’Américaine.

— Oui, miss Mary, je l’admirerais un peu, mais je la blâmerais beaucoup, et je la plaindrais encore davantage…

— Expliquez-vous plus clairement, comte.

M. d’Ambron prit un air sérieux qu’il n’avait pas eu pendant toute la durée de cette conversation.

— Miss Mary, dit-il lentement, en France, les jeunes filles sont entourées d’une auréole d’innocence et de candeur devant laquelle s’incline tout honnête homme… Nous considérons comme un devoir de leur accorder le respect, et comme une lâcheté ou une infamie de troubler par de brutales révélations la chaste tranquillité de leurs paisibles consciences ! Je n’ignore point qu’aux États-Unis il en est autrement. Pourvu qu’on observe vis-à-vis d’elles la pruderie de l’expression, on a toute liberté de langage. Je vous en conjure, miss Mary, n’exigez point que je développe toute ma pensée, je me verrais, à mon grand regret, forcé de vous désobéir…

— Monsieur, dit la jeune fille, je me rends compte de vos scrupules, mais je ne saurais les admettre. Notre éducation nous fait femmes de bonne heure, par le cœur et par la raison… Et puis, la question que je vous adresse, monsieur le comte, n’a point pour mobile une puérile curiosité… C’est un conseil d’ami que je sollicite de vous, rien autre chose…

— En ce cas, miss Mary, je vous dirai, comme si vous étiez ma sœur : Si vous aimez, il n’y a, après Dieu, que votre mère ou votre père que vous puissiez prendre pour confidents de votre espoir ou de vos souffrances…

— Ma mère est morte et mon père me répondrait que cela ne le regarde point ; ou bien, s’il m’adressait une recommandation, ce serait celle de prendre des renseignements exacts sur la fortune de celui que j’aimerais.

— Et Dieu, miss Mary ?

— Dieu, je l’ai prié avec ferveur… et lorsque mes genoux se sont relevés de terre, j’avais pris la résolution d’avouer mon amour à celui qui me l’a inspiré.

— Il me semble, miss Mary, qu’avant d’en arriver à ce que je vous demanderai la permission d’appeler cette extrémité, il est cent moyens que vous pourriez employer. En général, nous nous apercevons assez vite et fort volontiers de l’intérêt qu’une femme nous porte ; notre amour-propre aide, dans ces circonstances, notre perspicacité… Parfois même, il la trouble par la facilité qu’il met à prendre un vague indice pour une preuve certaine.

— Celui qui occupe ma pensée, ignore ses propres mérites, et sa modestie ne lui laissera jamais soupçonner l’ineffaçable impression qu’il a produite sur mon cœur.

Un sourire d’une incrédulité doucement railleuse entr’ouvrit les lèvres de M, d’Ambron.

Miss Mary arrêta son cheval, et, levant sur le jeune homme des yeux empreints d’une chaste hardiesse :

— Comte, lui dit-elle d’une voix nettement et harmonieusement accentuée, vous êtes celui que j’aime !

Il y avait tant de véritable passion dans l’audacieux aveu de la jeune Américaine, que M. d’Ambron se sentit ému.

— Je vous en conjure, comte, écoutez-moi sans m’interrompre, poursuivit miss Mary avec une froide exaltation, ma démarche doit vous faire comprendre que le sentiment qui me domine ne saurait prendre place parmi les amours vulgaires, autrement ma franchise serait sans excuse ; elle deviendrait pour moi une honte et un remords. Je vous aime, comte, non pas parce que vous êtes jeune, riche et élégant, mais parce que vous avez un esprit magnanime ! j Ce n’est pas l’homme que je vois en vous, c’est l’âme. Ce que je vous demande, comte, ce ne sont ni ces soins assidus ni de ces douces paroles qui flattent si délicieusement la vanité et la tendresse d’une femme ; je ne souhaite qu’une chose : que vous ayez foi en moi, que vous sachiez qu’il y a dans ce monde une pauvre créature toute dévouée, qui priera sans cesse pour vous, se réjouira toujours de vos succès, et qui serait trop heureuse si jamais l’occasion s’offrait à elle de se sacrifier à votre bonheur !… En un mot, je vous le répète, c’est mon âme que je vous donne et c’est votre âme que je veux !…

M. d’Ambron avait l’air accablé ; il comprenait qu’en présence d’un sentiment pareillement exprimé, de banales protestations d’amitié seraient indignes d’un galant homme.

— Miss Mary, dit-il, en voyant que la jeune fille attendait sa réponse, j’étais si peu préparé à l’honneur que vous voulez bien me faire, que je crains réellement de n’y être pas aussi sensible que je le devrais… Votre franchise mérite la mienne : si j’acceptais le dévouement que vous daignez m’offrir, je manquerais de loyauté, car si ma raison et mes yeux rendent hommage à votre générosité et à votre beauté, mon cœur reste indifférent à ce jugement…

— Je vous comprends, comte… vous aimez une autre femme… Eh bien, j’attendrai…

Il y avait dans le ton avec lequel la jeune fille prononça ces mots, une détermination si fermement arrêtée, que M. d’Ambron jugea inutile d’insister.

Le reste de la promenade se passa dans un lourd et froid silence.

Lorsque M. d’Ambron prit congé de miss Mary devant la maison de master Sharp, l’Américaine accueillit son cérémonieux salut par un charmant et tranquille sourire, et d’une voix dont toute trace d’émotion avait disparu :

— Comte, lui dit-elle froidement, je vous assure que, tôt ou tard, vous finirez par m’aimer !

M. d’Ambron s’inclina de nouveau, et, toujours silencieux et impassible, écorcha d’un impatient coup d’éperon les flancs de son cheval.

À peine rentrée chez elle, miss Mary passa dans le parloir ; master Sharp, la tête gloutonnement inclinée sur son assiette chargée de mets divers, était en train de dîner ; il parut ne pas remarquer la présence de sa fille.

— Betsy, dit la jeune Américaine en s’adressant à la domestique, vous préparerez ce soir mes effets ; je dois partir demain pour un assez long voyage…

Master Sharp songea bien un instant à interroger sa fille sur la cause de ce brusque départ, mais le mélange de soupe