Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 2, 1856.djvu/42

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trême attention et un dépit réel, car sa réponse détruisait à l’avance le thème qu’elle avait préparé.

— J’admets, dit-elle, qu’il y ait de l’exagération dans ce que l’on raconte des Françaises ; néanmoins, le mariage qui, pour les Européennes, est le synonyme d’affranchissement et de plaisir, signifie pour nous abnégation et dévouement… Vos compatriotes acceptent un époux plutôt qu’elles ne le choisissent elles ne voient dans la perte de leur nom que le gain de leur indépendance, que la fin d’une contrainte antinaturelle, et dont elles ont hâte de se débarrasser à tout prix ; pour nous autres Américaines, c’est le contraire qui a lieu. Tant que nous restons jeunes filles, nous jouissons de la liberté la plus absolue, la plus illimitée, nous échappons aux préjugés et aux jugements du monde, nous ne devons compte de nos actions qu’à notre seule conscience… Le mariage, pour nous, c’est l’esclavage ; car, à partir du jour où un homme devient responsable de nos actions, nous ne nous appartenons plus ; nous avons un maître, et la société reprend sur nous tous ses droits… vous conviendrez donc, monsieur, que l’amour d’une Américaine doit être bien plus sûr et bien plus flatteur que la honni volonté d’une Française ; nous prouvons la sincérité de notre attachement par un immense sacrifice, alors que vos compatriotes réalisent simplement une bonne affaire. Nous acceptons des chaînes, elles cueillent des fleurs.

— Miss Mary, répondit M. d’Ambron en souriant de nouveau, vous avez, avec une rare adresse et une profonde perfidie, amené la discussion sur un terrain où je me garderai bien de me laisser entraîner, car j’y rencontrerais quelque redoutable embuscade, et je serais honteusement battu. Je défends les femmes d’Europe, mais je n’attaque en rien celles du Nouveau-Monde ; les unes et les autres ont une façon différente de traduire leurs qualités et leurs vertus. Au lieu de comparer, je préfère admirer, c’est plus commode et plus sage.

— Vous m’accusiez naguère d’un mouvement de fatuité patriotique, monsieur d’Ambron ? Soit ; j’accepte ce reproche… Les Américaines possèdent au dernier degré l’esprit de nationalité. Je refuse donc l’égalité que vous nous accordez, et, s’il le faut, je plaiderai, comme un grave avocat, pour vous prouver notre supériorité morale sur les femmes d’Europe, reprit la jeune fille en affectant une gaieté qui ne rentrait ni dans ses habitudes, ni dans son tempérament.

— Je joue de malheur, miss Mary. Vous avez justement choisi pour but de vos attaques le seul point sur lequel il ne me soit pas permis de céder… Je vous avertis qu’avant de me rendre j’épuiserai tous les degrés connus de la juridiction, y compris celui de la cour de cassation elle-même…

— Soit ; j’accepte la lutte.

— Vous avez la parole, miss. J’écoute.

— Comte, reprit la jeune fille après une courte hésitation, pour ne point vous pousser à bout, je me montrerai peu exigeante. Une simple concession de votre part me suffira.

— Quelle concession, miss ?

— Accordez-moi que les femmes du Nouveau-Monde l’emportent, du moins en ténacité, sur les Européennes ; que les premières ont autant de suite et de fixité dans leurs idées que les secondes montrent de versatilité et d’inconstance, et je me déclarerai satisfaite.

— Vous vous trompez étrangement, miss Mary… Les Françaises, avec leur vive imagination, craignent peut-être la monotone rigidité de la ligne droite ; mais soyez assurée que leur marche, pour être brisée par de gracieux détours, par de hautes fantaisies de stratégie, ne tend pas moins vers un but désigné à l’avance par leur raison et par leur cœur !…

— Vous connaissez mal les femmes américaines, monsieur d’Ambron ! Elles seules sont capables d’accomplir des prodiges de volonté.

Miss Mary s’arrêta l’espace d’une seconde ; puis elle reprit d’une voix moins assurée :

— Croyez-vous, monsieur d’Ambron, qu’il soit possible à une femme de vaincre, à force de patience, de dévouement et de tendresse, l’indifférence d’un homme ?

— Certes, miss, cela arrive tous les jours.

— Eh bien, comte, assurez-moi, sur votre foi de gentilhomme, que vous avez vu une seule de vos compatriotes s’astreindre à la terrible tâche d’attendre, pendant des années entières, le sourire aux lèvres et la mort dans l’âme, un simple regard de celui qu’elle aime, et je reconnaîtrai que les Européennes nous égalent en persévérance !

— Je hais le mensonge, et l’exagération me répugne, miss Mary. Si vous n’aviez parlé que d’une année, et encore ce serait beaucoup, j’aurais pu fouiller dans mes souvenirs. Mais des années !… Il me faudrait remonter aux temps fabuleux où les Françaises n’étaient pas même encore des Gauloises. Permettez-moi de mettre en doute, si votre sincérité répond à la mienne, que vous ayez un tel exemple à me citer parmi vos compatriotes.

— J’en aurais mille, monsieur !… Et moi-même je sens que si j’avais pris Dieu à témoin de mon affection pour un homme, ni l’indifférence, ni la froideur, ni l’éloignement que me montrerait l’élu de mon âme ne seraient capables d’affaiblir l’attachement que je lui porterais…

— Cela vous semble maintenant ainsi, miss Mary, parce que vous n’avez pas encore aimé… Si vous saviez quelle horrible démence un amour méprisé vous loge au cerveau, vous ne vous exprimeriez pas ainsi…

— Et qui vous assure, comte, que ces tourments, je ne les ai pas subis ?

— Vous, miss Mary ?…

Le jeune homme allait poursuivre, mais il s’arrêta ; un vague soupçon, moins encore, un pressentiment confus, venait de jeter le trouble dans son esprit.

Miss Mary attendit un moment.

— Que penseriez-vous, monsieur, dit-elle, d’une femme qui, assurée de l’éternité de sa constance, fière de la sainteté et de l’immensité de son amour, ferait franchement, loyalement l’aveu de son affection à celui qui la lui aurait inspirée ?

— Je pense, miss Mary, que vous remplissez à merveille votre rôle d’avocat… vous vous éloignez de plus en plus de la véritable question. Tout à l’heure nous ne saurons plus, ni vous ni moi, quel est le point de départ de notre discussion… Ce sera à se croire à l’audience.

— Je vous en conjure, monsieur d’Ambron, ne plaisantez