Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 2, 1856.djvu/45

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ment toutes les épreuves qu’on croirait devoir lui proposer.

La façon dont on l’accueillit fut tout en sa faveur. Les Américains estiment prodigieusement l’impudence, lorsqu’elle s’appuie sur un courage hors ligne et une force musculaire remarquable. Chacun lui offrit la main et l’invita à venir au bar prendre des rafraîchissements, c’est-à-dire de l’alcool à trente-six degrés.

Le marquis serra toutes les mains, accepta et rendit tous les toasts ; et se mit sans plus tarder à parler de sa fameuse expédition en Sonora.

Master Sharp suivait le jeune homme d’un regard attentif et observateur.

— Je calcule, se disait-il, que M. de Hallay supporte bravement la boisson ; c’est là le signe d’un cerveau solidement constitué ; oui, mais il y a cent personnes ici qui sont également capables d’absorber une semblable quantité de brandy, sans en être non plus incommodées. Or, sur ces cent personnes, il n’en est pas une seule à laquelle je voudrais confier mes fonds, et que je choisirais pour être le chef d’une aussi scabreuse et délicate entreprise. Je présume que miss Mary a manqué cette fois-ci de prudence… Souscrire cinq cents actions… à dix dollars l’action… soit cinq mille dollars, c’est trop… beaucoup trop !… Et pourtant, que répondre au marquis, quand il me sommera de remplir mes engagements ? Il paraît qu’il est très-violent, ce M. de Hallay ! By God ! moi aussi je suis violent… Oui, mais il est plus fort que moi, et puis il tire le rifle dans la perfection !… Je suppose que, s’il était faible et maladroit de son corps, je romprais toute relation avec lui, et lui défendrais la porte de ma maison… Tout ceci est très-grave.

Master Sharp en était au plus fort de ses réflexions, quand un bonsoir, qu’on lui adressa, attira son attention.

— Tiens, c’est vous, my dear Jenkins ! dit-il du ton le plus aimable ; je présume que vous vous portez bien ?… Voilà bien longtemps que je n’ai eu le plaisir de vous voir ! Comment vont les affaires aux placers ? Êtes-vous content de votre saison ?

— La saison a été déplorable… Je reviens sans un penny !…

La figure du digne master Sharp, qu’épanouissait un sourire, prit une expression rogue et hautaine.

— En vérité ! dit-il froidement, et il tourna le dos à son dear Jenkins.

Le chercheur d’or Jenkins était un Américain pur sang, aussi ne songea-t-il ni à s’étonner ni à se formaliser du brusque changement que son aveu avait opéré dans les manières de son interlocuteur ; il savait qu’à la place de M. Sharp il aurait agi de même.

Sa surprise ne fut donc pas médiocre, lorsqu’il vit master Sharp retourner sur ses pas et s’avancer vers lui, le sourire aux lèvres :

— Je calcule, dear Jenkins, dit le négociant, que la saison prochaine pourra vous dédommager de ce que celle-ci vous a fait perdre ?… Vous offrirai-je un verre de gin, de wiskey ou de brandy ?

— Ces trois boissons me sont également agréables.

— Eh bien, nous les prendrons toutes les trois.

— Je présume, dearest Jenkins, continua le bon master Sharp, une fois qu’ils furent rendus au bar, que vous n’êtes pas sans avoir déjà entendu parler de la belle expédition que projette le marquis de Hallay ?

— En Sonora ? Je calcule que oui…

— Savez-vous bien une chose, ami Jenkins, c’est que si vous aviez pris la priorité sur M. de Hallay, il vous aurait été cent fois plus facile qu’à lui de réussir… car enfin nous préférerons toujours, nous autres Américains, confier nos fonds à un compatriote qu’à un étranger… Et puis, en vérité, vos antécédents vous auraient considérablement servi… Vous avez l’habitude des voyages, vous êtes aventureux, hardi, robuste comme un hercule, merveilleux tireur comme tous les braves Kentuckiens… les actions de votre société auraient fait prime tout de suite… Quel malheur, vraiment, que l’idée de cette expédition ne se soit pas présentée à votre esprit ! Oui, j’ose le répéter, quel malheur !

Master Sharp ne débita pas ce long dialogue tout d’une haleine ; un verre de liqueur servait de point à chacune de ses phrases ; Jenkins, qui n’avait qu’à écouter, en buvait deux.

Master Sharp mit enfin un temps d’arrêt à ses doubles fonctions d’orateur et de dégustateur, et, changeant de ton :

— Mais non… non… reprit-il comme se parlant à lui-même, il vaut mieux qu’il en soit ainsi… il est si redoutable, ce M. de Hallay !… Pauvre Jenkins !… je calcule qu’il n’aurait pas pesé une once…

Le bon négociant, en murmurant ces paroles confuses, avait des larmes dans les yeux, et, à sa physionomie lugubre, on aurait dit un père pleurant la mort de son enfant.

Le chercheur d’or Jenkins le regardait avec un étonnement mêlé de colère.

— Que diable marmottez-vous là, master Sharp ! s’écria-t-il, expliquez-vous clairement. Savez-vous bien qu’avec vos réticences, vous avez l’air de prétendre que si l’envie en prenait au Français, il ne ferait de moi qu’une seule bouchée !… Je suppose que telle n’est cependant pas votre opinion ?…

M. Sharp se contenta de pousser un profond soupir.

— Mais parlez donc, master Sharp ! reprit le chercheur d’or avec violence, apprenez-moi quelles sont vos pensées.

— Je pense, ami Jenkins, que si le marquis consentait à se retirer de cette affaire, nous vous acclamerions avec bien du plaisir à sa place… Et puis, je pense encore… Mais non… cette vérité vous chagrinerait… je préfère me taire.

— Par l’enfer ! vous commencez à m’agacer les nerfs, master Sharp ! Quelle est cette vérité qui me serait si pénible à entendre ? Dites… j’écoute ! Que la foudre m’écrase si, votre silence continuant, je ne vous en demande pas satisfaction !

— Oh ! avec moi, Jenkins, je sais que vous n’auriez pas peur… mais, si c’était…

— Qui ? mille furies…

— Bon ! voici, Jenkins, que vous vous fâchez, c’est mal… By God ! si nous n’avions pas déjà fait souvent ensemble des affaires au comptant, si vous m’étiez indiffé-