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rent, j’aurais déjà depuis longtemps répondu à votre question.

— Que l’enfer m’engloutisse si…

— Jenkins, vous me poussez à bout !… Tant pis, c’est vous qui l’aurez voulu ! Je pensais donc que si M. de Hallay se doutait de notre conversation, s’il savait quel dangereux compétiteur il pourrait trouver en vous, il ne vous resterait plus qu’à quitter au plus vite San-Francisco…

— Moi ! quitter San-Francisco, et pourquoi ?

— Mais pour fuir la colère du marquis.

Jenkins donna sur le comptoir un coup de poing à étourdir un bœuf.


— Je suppose, master Sharp, dit-il, que vous ignorez que j’ai déjà tué quatre hommes.

— Je l’ignorais, en vérité, Jenkins… Mais cela ne prouve rien. Tel chasseur qui a abattu mille chevreuils se sauve devant un ours gris… Je ne présume pas que vous ayez la prétention de tenir tête au marquis…

— Vous supposez mal, Sharp.

— Quoi ! vous oseriez…

— Vous allez voir !

Master Sharp prit le chercheur d’or à bras-le-corps.

— Jenkins, mon cher Jenkins, s’écria-t-il, je vous en conjure, modérez vos transports, calmez-vous. Je calcule que je ne me consolerais jamais s’il vous arrivait un malheur. Car enfin ce serait, quoique indirectement, et bien involontairement, certes, de ma faute. Aussi, comment aurais-je jamais pu présumer que vous vous révolteriez contre la supériorité incontestable du marquis… que vous oseriez vous comparer à lui ?… J’avoue, en effet, que si vous aviez l’avantage sur M. de Hallay, votre fortune serait assurée… mais c’est là un rêve insensé… une chose impossible !… Allons, vous voilà plus tranquille… Vous vous rendez à l’évidence… vous écoutez la voix de la raison… Jenkins ! je porte un toast a votre prudence…

— Un, deux, vingt, cent toasts, autant que vous voudrez… Mais ensuite…

— Eh bien, ensuite ?

— Vous verrez.

Les deux Américains se saluèrent de leurs verres pleins de gin ; puis, du gin ils passèrent au brandy, du brandy au wiskey, et du wiskey ils revinrent au gin. Entre chaque toast, le chercheur d’or jetait un regard menaçant sur le marquis ; master Sharp, dans un état de parfaite béatitude, levait les yeux au ciel ; il était si content, le digne homme, d’être parvenu à calmer le fougueux Jenkins !

Le dernier toast porté, les deux Américains se séparèrent.

By God ! murmura master Sharp, ce Jenkins est un drôle de la pire espèce, et un solide gaillard,.. Je présume qu’avant peu je saurai à quoi m’en tenir sur la valeur de mes actions… si toutefois l’émission de ces actions doit être suivie de leur versement… D’aucune façon je ne puis faire une mauvaise affaire ! De deux choses l’une : ou bien il aura une hausse ce soir, ou bien il ne sera plus question demain de l’expédition en Sonora…

Le négociant, tout en se livrant à ces agréables pensées, qu’il venait de résumer en un dilemme si rassurant, ne perdait point de vue son très-cher Jenkins. Il le vit, après s’être fait brutalement, à coups de coudes, une trouée à travers la foule, aller se camper devant le marquis.

— C’est vous qui êtes M. de Hallay ?… dit Jenkins d’un ton impérieux.

Le jeune homme comprit tout de suite qu’il s’agissait d’une querelle, et que de la façon dont il en sortirait dépendait le succès ou la chute de son entreprise. Il croisa les bras, et regardant fixement le chercheur d’or :

— Oui, c’est moi qui suis M. de Hallay, répondit-il froidement, que désirez-vous ?

— Vous adresser une question.

— Parlez, monsieur ! dit le marquis avec une extrême politesse.

— Savez-vous ce que c’est qu’un Know-Nothing ?

— Ces deux mots l’indiquent d’eux-mêmes : un homme qui ne sait rien !…

— Vous vous trompez ! les Know-Nothing sont les vrais Américains qui se croient assez forts et assez instruits pour pouvoir se passer du concours intéressé des étrangers ; les Know-Nothing sont de bons citoyens, qui entendent préserver notre beau pays de l’envahissement des vagabonds et des aventuriers, que l’Europe ne veut plus ni garder ni nourrir, et qui viennent chercher chez nous ce qui leur manque chez eux, la considération et la fortune.

— Soit, monsieur ; ensuite ? demanda M. de Hallay avec la même politesse.

— Ensuite ? dites-vous. Eh bien, je présume que les justes exigences des Know-Nothing ne doivent pas seulement s’appliquer à la politique, mais aussi à l’industrie !… Je suppose qu’il y a parmi nous assez de gens capables, pour que nous repoussions avec indignation et mépris les aventuriers étrangers qui affichent la ridicule prétention de se mettre à la tête de nos entreprises.

— Pardon, monsieur, vous ignorez sans doute une chose, c’est que ce long et beau discours que vous voulez bien prendre la peine de me réciter, sans que je vous aie en rien sollicité, est une allusion directe à ma position ! Je suis étranger et j’organise en ce moment une expédition dont je serai le chef. Je suis persuadé que cette circonstance ne vous était pas connue, sans cela vous ne vous seriez pas exprimé avec aussi peu de ménagements que vous l’avez fait.

— Je calcule que vous êtes dans l’erreur, monsieur. Je vous connais parfaitement.

— Mais alors, c’est une injure personnelle que vous m’adressez ?

Jenkins mit la main dans la poche de son habit noir (les Américains de toutes les conditions portent presque toujours des habits noirs), et reculant vivement de plusieurs pas :

— Oui, c’est une injure ! s’écria-t-il d’un ton provocateur.

— Eh bien, franchement, je crois que vous avez tort, répondit le jeune homme avec le même sang-froid et la même tranquille politesse qu’il avait déployés depuis le commencement de cet entretien.

Un murmure spontané et désapprobateur s’éleva de tous les côtés ; les habitués de la Polka n’en pouvaient croire leurs oreilles ; eux qui avaient si longtemps tremblé devant