Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 3, 1856.djvu/14

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vue le bonheur du señor Joaquin, vous m’aiderez à le sauver d’un danger dont il est menacé.

— Quel danger, miss Mary ? demanda le Canadien avec vivacité.

— Un danger, master Granjean, que vous comprendrez fort difficilement, car il ne s’agit ici ni du tranchant d’un couteau, ni de ta gueule d’un rifle !

— Du poison ? s’écria le Canadien avec une anxieuse indignation.

— Les jours du señor Joaquin ne sont pas en péril !

— Alors, on veut le voler ?

Grandjean fit une légère pause.

— Miss Mary, dit-il après avoir réfléchi, vous parlez pour moi d’énigme. Que peut-il donc arriver de malheureux à un homme, si ce n’est d’être volé ou assassiné ?

La naïveté de cette question entama le sérieux de l’Américaine ; et pour la première fois, depuis qu’elle était partie de San-Francisco, un sourire glissa sur ses lèvres roses.

— Master Grandjean, répondit-elle, si mes explications vous semblent en quelques points obscurs ou inintelligibles, ne vous gênez pas pour m’interrompre et me demander des éclaircissements !.. Vous m’écoutez ?

— Je vous écoute avec une double attention, miss : d’abord parce que je dois loyalement gagner mes deux piastres, ensuite parce qu’il s’agit du señor Joaquin Dick.

La jeune Américaine, après s’être recueillie de nouveau pendant quelques secondes, releva la tête, et fixant à son tour ses regards sur ceux de son interlocuteur :

— Avez-vous jamais aimé ? lui dit-elle.

— Il me semble, autant que je me le rappelle, que jadis j’ai assez aimé ma mère, et peut-être bien aussi un peu mon père, quoique je ne l’aie pas beaucoup connu.

— Vous ne me comprenez pas, master Grandjean, interrompit miss Mary ; ma question ne concerne en rien les liens de famille ; elle se rapporte exclusivement à l’amour. Avez-vous jamais été amoureux ?

— Oh ! jamais !… s’écria le géant, jamais, je vous le jure ! Je dois même ajouter que l’existence de ce sentiment si bizarre m’a toujours paru une mystérieuse monstruosité. En effet, quel profit ou quel agrément procure-t-il aux malheureux qui l’éprouvent ? Aucun, certes… au contraire !… Après tout, les gens qui attrapent le vomito ou la fièvre jaune sont plus à plaindre qu’à blâmer. Ce n’est pas leur faute si l’épidémie les atteint… c’était écrit à l’avance dans leur destinée. Mais, pardon, miss Mary, je ne vois pas bien clairement le rapport qui existe entre la question que vous m’adressez et le danger que court le seigneur Joaquin.

— Un rapport aussi simple qu’intime, master Grandjean. Le señor Joaquin Dick est passionnément épris. Or, si votre cœur n’a jamais battu pour aucune femme, vous vous rendrez difficilement compte, et des tourments qu’endure à présent le Batteur d’Estrade, et des malheurs que lui réserve l’avenir…

— Je n’ai jamais été frappé par le vomito, et cependant je connais les effets de ce terrible fléau, car j’ai vu bien des gens y succomber. Il en est de même de l’amour. Il y a quelques années, un de mes compagnons du désert, un nommé Dickens, eut la raison troublée par une Peau-Rouge, une belle femme du reste, presque aussi grande que moi… des poings énormes, gros comme ma tête… et des reins qui supportaient sans peine la charge d’une mule… Mais Dickens ne la recherchait pas à cause de ces précieuses qualités… loin de là… puisqu’il l’aidait, au contraire, dans ses travaux !… Eh bien ! miss Mary, je vis un jour Dickens, — personne ne maniait mieux un rifle que lui, — manquer un buffle à trente pas !… Son amour lui avait ôté non-seulement la justesse de l’esprit, mais aussi celle du coup d’œil… il était devenu comme idiot !… Heureusement pour lui, dans un intervalle de raison, il eut honte de sa faiblesse, et il brisa de la crosse de sa carabine le crâne de sa bienaimée !… Mais tout le monde n’a pas cette chance, et l’on prétend qu’il y a des gens qui meurent d’amour.

— Et ceux-là ne sont pas les plus à plaindre, murmura douloureusement la jeune fille ; car il est des tortures d’une telle violence que la mort devient un véritable bienfait pour ceux qui les endurent !…

— Ainsi, reprit le Canadien, que la fausse confidence de l’Américaine avait rendu tout soucieux ; ainsi le señor Joaquin Dick est amoureux ! lui, un sorcier ! À qui se fier ! Mais en quoi puis-je lui être utile dans cette triste circonstance ? Et quel est l’objet de sa passion ?

— La señorita Antonia !…

— La petite Antonia ! que c’est drôle !… une enfant qui ne m’arrive pas à l’épaule ! Pourtant, lors de mon dernier passage au rancho de la Ventana, j’avais déjà eu des soupçons… Je me rappelle même maintenant que le señor Joaquin, se figurant que les Apaches avaient incendié la ferme, et que par conséquent Antonia avait été brûlée vive, s’est un instant réjoui de cette aventure… Mais après, il était furieux et il pleurait !… Cela me fit souvenir de Dickens, qui, après avoir fracassé la tête de sa Peau-Rouge, voulait se brûler la cervelle !… Je fus obligé d’employer les meilleurs raisonnements, et de lui lier de force les mains pour l’empêcher de mettre ce sot projet à exécution !… Enfin miss Mary, je vous répète ma question : En quoi, et comment puis-je rendre service au señor Joaquin ?

— Laissez-moi d’abord, master Grandjean, vous donner quelques éclaircissements indispensables. Si Antonia répondait sincèrement à l’affection du Batteur d’Estrade, je ne chercherais pas à combattre ce mutuel attachement ; mais il n’en est pas ainsi. Antonia n’éprouve que ce sentiment d’orgueil que cause aux femmes la certitude qu’un homme est devenu leur esclave ! Sa vanité, doucement flattée, lui fera tout mettre en jeu pour conserver et augmenter l’empire qu’elle exerce sur votre bienfaiteur, et elle réussira, soyez-en persuadé, car son cœur est désintéressé dans la partie, et elle ne commettra aucune faute… Il me semble voir déjà le señor Joaquin, vieilli par la douleur avant l’âge, l’œil trouble, la démarche chancelante, le visage amaigri, l’air morne et abattu, traîner lâchement sa languissante existence !… Oh ! à cette pensée, je vous l’avoue, mon cœur s’indigne et se révolte !… Je ne puis m’habituer à l’idée que le caballero le plus accompli du Mexique, l’aventurier le plus hardi du désert, le Batteur d’Estrade, si justement célèbre, est sur le point de jouer un rôle aussi misérable et aussi honteux !… Non, tant que je serai vivante… cela n’arrivera pas !…