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fleur étincelait ainsi qu’un gros diamant. La lumière, tamisée et décomposée par les arêtes et l’ombre des branches, présentait les couleurs les plus éclatantes, les nuances les plus délicieusement graduées ; c’était comme un mirage aérien, un féerique palais.

Ce qui ajoutait encore un charme à cet indescriptible paysage, c’était, si on peut le dire, son calme embaumé. Purifié par l’excessive chaleur de la journée, l’air avait acquis une mélodieuse sonorité, qui changeait en une riche harmonie les cris des animaux et des insectes saluant d’un dernier cri de joie les dernières lueurs du jour ! Les pénétrantes odeurs qui se dégageaient des arbustes gras et épineux, odeurs corrigées par les senteurs acides qu’exhalaient les plantes parasites et grimpantes, complétaient l’ensemble de ce tableau ; le parfum des fleurs est pour ainsi dire l’âme d’un paysage.

Soit qu’influencée par le spectacle de ces magnificences de la nature, qui formaient un si singulier contraste avec ses haineuses et mesquines passions, la jeune Américaine soupçonnât l’odieux du rôle qu’elle allait jouer, soit au contraire que la vue de cette espèce d’oasis, en lui faisant pressentir une créature d’élite dans Antonia, éveillât ses craintes à l’heure solennelle du combat, et changeât sa colère en prudence, la jeune Américaine, disons-nous, resta longtemps, bien longtemps à contempler la petite ferme isolée.

Enfin, la passion triompha dû sentiment, et la femme jalouse l’emporta. Une lueur sinistre fit jaillir de sa prunelle bleue un noir regard d’Andalouse.

— En avant 1 murmura-t-elle, ainsi que le soldat fait pour s’exciter à la bataille ; et de sa flexible cravache elle cingla l’épaule de son cheval. Dix minutes après, miss Mary s’arrêtait devant la porte du rancho ; au même instant Antonia, assise sur un banc de gazon, dans l’endroit le plus solitaire de son jardin, quittait brusquement son siège agreste ; et, appuyant vivement sa petite main blanche sur son cœur pour en comprimer les battements précipités :

— Ô mon Dieu, ayez pitié de moi, murmura-t-elle, il me semble que je suis menacée d’un grand malheur !…

Antonia n’avait cependant pas entendu de sa retraite le galop du cheval de l’Américaine.

Quel homme de génie expliquera jamais la mystérieuse et incontestable puissance du rayonnement magnétique : la propagation à travers l’espace des colères, des angoisses, qui forment les pressentiments ?

Quelques secondes plus tard, les deux rivales se trouvaient en présence l’une de l’autre.


XXVI

LE PRESSENTIMENT.


Depuis près d’un mois que miss Mary avait formé le projet de se rendre au rancho de la Ventana, elle avait songé cent fois, mille fois, à la première entrevue qu’elle aurait avec Antonia, et elle s’était tracé son rôle à l’avance ; elle avait pesé et calculé les paroles qu’elle devait dire, étudié sa contenance, réglé jusqu’à ses moindres mouvements ; elle ne voulait rien livrer au hasard.

Antonia, brusquement arrachée à sa solitude et à ses pensées, et nullement prévenue de la visite qu’elle allait recevoir, arrivait, au contraire, complètement désarmée ; tout l’avantage était donc du côté de l’Américaine ; ce fut pourtant l’opposé de ce que l’on eût été en droit d’attendre qui eut lieu. Surprise, éblouie et dominée par le calme et limpide regard, par la radieuse beauté de la fille de la Vierge, miss Mary sentit son courage et sa présence d’esprit l’abandonner, son audace disparaître ; elle rougit et balbutia quelques mots à peu près inintelligibles.

C’est que l’Américaine avait oublié de tenir compte, dans son programme si minutieusement élaboré, de la souveraine et sympathique beauté de sa rivale ; elle s’attendait, certes, à rencontrer en elle une certaine délicatesse de traits et de formes, un certain parfum de jeunesse ; mais jamais l’idée d’une perfection aussi complète ne s’était présentée à sa pensée ; la fille de l’excellent master Sharp était douée d’un esprit trop positif pour qu’il fût créateur ! L’embarras éprouvé par Antonia n’était pas moindre, quoique moins visible et d’une cause toute différente. Pour la première fois de sa vie, la jeune hôtesse de la Ventana sentait ses lèvres se refuser à des paroles de bienvenue et d’hospitalité.

Ce fut Grandjean qui mit un terme à cette pénible scène.

— Señorita, dit-il, je suis à jeun depuis hier au soir, et je me sens un appétit terrible ; j’espère que vous n’avez pas encore soupé, ou, si votre repas est terminé, qu’il reste du moins quelque chose à manger ! À propos, comment vous portez-vous ?…

— J’attends pour me mettre à table qu’Andrès soit de retour des champs, mais si vous souffrez tellement de la faim, Grandjean, je vais faire servir tout de suite.

— Je préfère attendre, señorita ; ce délai permettra à la cuisinière d’ajouter deux ou trois plats au souper !… Votre santé a été toujours bonne depuis la dernière fois que je suis passé au rancho ?

— Oui, merci !… D’où venez-vous, Grandjean ?

— De San-Francisco !…

— De San-Francisco ? répéta vivement la jeune fille ; Alors vous avez des nouvelles de mon ami Joaquin Dick ?

Cette question parut gêner Grandjean.

— Dois-je répondre, miss Mary ? dit-il en s’adressant en anglais à l’Américaine.

— Certes !… Pourquoi non ?

— Dame ! est-ce que je me connais, moi, aux ruses féminines ?… Je craignais, par une parole imprudente, de mettre cette jeune enfant sur la piste de vos amours.

Tandis que le Canadien échangeait ces quelques mots avec l’Américaine, Antonia l’observait avec une attention qu’elle ne lui avait pas encore accordée jusqu’à ce jour ; on eût dit que, le voyant pour la première fois, elle cherchait à se former une opinion sur son compte. Le résultat de cet examen amena une expression de tristesse dans les yeux de la charmante hôtesse de la Ventana.

— Non-seulement, señorita, dit enfin Grandjean, j’ai rencontré le señor Joaquin Dick, mais il m’a même gardé quelque temps à son service. Il ne m’a pas parlé une seule fois de vous…

Le géant regarda alors l’Américaine d’un air qui décelait