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bonne fortune leur arrive, ils s’affublent tout aussitôt d’une gravité parlementaire, affectent des allures de sénateurs et se servent du langage politique.

Personne ne songea donc à s’étonner que master Sharp eût une motion à proposer.

— Parlez, Sharp, lui dit Jenkins.

M. de Hallay donna son consentement par une très-froide et très-faible inclination de tête.

— Honorables gentlemen, reprit le négociant d’une voix de stentor, je présume que votre mutuelle intention est que l’un de vous deux reste sur la place. Tous les deux vous comprenez trop bien l’importance du mandat que vous vous êtes imposé de vous-mêmes pour vouloir y manquer ; chacun de vous se doit à la gloire de sa nation. Gentlemen, il est maintenant sept heures et un quart, le moment du crépuscule ; or, je calcule que, par la demi-clarté qui règne dans le salon, votre combat ne pourrait être sérieux ; vous ne sauriez déployer vos rares qualités, dignement produire votre courage ; en un mot, vous laisseriez trop de chances au hasard… Je propose donc un ajournement.

De bruyantes et improbatives clameurs s’élevèrent de tous les côtés.

Master Sharp mit sa main gauche sur son cœur et étendit majestueusement son bras droit vers la foule. Cette pose était d’un grand effet ; le silence se rétablit.

— Gentlemen, reprit-il avec une imposante fermeté, je ne cèderai ni à l’intimidation, ni aux menaces ; je suis citoyen d’un pays libre ; rien ne m’empêchera d’exprimer librement ma pensée.

Ce mouvement oratoire et cette noble et courageuse déclaration impressionnèrent la foule et eurent du succès,

Quelques hourras timides s’élevèrent des diverses parties du salon ; une dizaine d’assistants se mirent à entonner le patriotique chant de Yankee doodle. Sharp, après avoir salué, reprit la parole.

— Très-honorables gentlemen, dit-il, mon amendement ne touche en rien au fond de la question. Je demande simplement que le combat soit remis à huit heures… Le courage éprouvé et reconnu des deux champions rend ce retard sans danger pour la curiosité, et, j’ose ajouter, pour l’intérêt que vous voulez bien leur témoigner. Je présume qu’aucun duel régulier aux flambeaux n’a encore eu lieu jusqu’à présent à San-Francisco… C’est un spectacle que les deux très-honorables gentlemen sont dignes de nous offrir, et auquel nous sommes, nous, dignes d’assister !…

Cette péroraison valut à l’éloquent négociant d’immenses bravos. Hurra for Sharp ! Sharp for ever ! Jenkins frappa du pied le parquet avec violence ; toutefois, un regard instinctif et significatif qu’il jeta du côté du bar ou buffet permettait de supposer que ce répit ne lui était pas aussi pénible qu’il voulait bien le faire croire. Quant au marquis de Hallay, il resta silencieux et impassible ; seulement, à la subite et fugitive rougeur qui passa, sur son front, il était aisé de deviner que cette façon d’être mis en scène, et la perspective de devenir un sujet d’exhibition, lui causaient une honte et une colère réelles.

Aussi modeste qu’éloquent, le bon Sharp, après son triomphe, était précipitamment sorti du salon : il avait été trouver le propriétaire de la Polka.

— Cher ami, lui dit-il, j’ai à vous proposer une affaire qui exige une prompte, très-prompte décision : voulez-vous me louer votre établissement pour une heure ?

— Comment ! vous louer mon établissement pour une heure !

— Eh bien ! oui, pendant une heure, je serai le maître ici, ce qui ne vous empêchera ni de recevoir ni de garder les prix et bénéfices de toutes les consommations…

— Je ne comprends pas…

— Je calcule que si vous compreniez, vous feriez l’affaire pour vous seul.

— Il y a donc une affaire ?

By God ! puisque je vous propose de l’argent !… Voulez-vous cinquante piastres ?

— Non.

— Cent piastres ?

— Non.

By God !… Bonsoir.

Sharp s’éloigna, le maître de l’établissement courut après lui, et le prenant par le bras :

— Master Sharp, un mot…

— Il est trop tard.

— J’ignore quelle est cette affaire, mais je l’accepte de compte à demi avec vous…

Sharp consulta sa montre, qu’il tenait à la main ; il vit qu’il n’avait pas le temps d’être digne et de se faire prier ; il fut concis et positif.

— Accepté, dit-il. Appelez vos garçons.

— Mes enfants, dit Sharp en s’adressant aux employés venus à la voix de leur chef, vous allez courir les rues de la ville en annonçant qu’un splendide duel aux flambeaux doit avoir lieu ce soir à huit heures précises à la Polka, entre le célèbre marquis de Hallay et master Jenkins, qui a déjà tué quatre hommes. L’entrée de la Polka est fixée à cinq piastres par personne. Vous aurez, vous autres, dix pour cent sur la recette totale… Allez… allez, ne perdez pas de temps, et criez bien fort… Vous m’avez entendu ? dix pour cent sur la recette !… Courez… criez… courez…

Les garçons étaient déjà partis.

Le maître de l’établissement était ébahi d’admiration, de joie et de surprise.

— Master Sharp, lui dit-il en le saluant humblement, je présume qu’il n’y a pas, dans toute la Californie, un homme qui vous arrive à la cheville. Quelle belle idée vous avez eue là, mon Dieu ! oui, en vérité, quelle belle idée !…

— J’en ai tous les jours de semblables ! murmura le négociant en baissant les yeux.

On ne saurait trop le répéter, l’excellent homme joignait à une intelligence hors ligne la plus charmante et la plus rare modestie.

— Je calcule, murmura-t-il en se plaçant, pour le surveiller, derrière le maître de l’établissement, qui se tenait déjà devant la porte, prêt à percevoir le prix des entrées, je calcule que je finirai, avant la fin de la soirée, par réparer l’imprudence de miss Mary, et par rentrer dans le prix de mes actions.

Les prévisions de master Sharp ne tardèrent pas à se réaliser ; à huit heures précises, la recette s’élevait à environ douze cent cinquante piastres ; près de deux cent cinquante personnes étaient accourues pour être témoins de ce duel aux flambeaux.