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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 3, 1856.djvu/3

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Pendant la longue demi-heure qui venait de s’écouler, une agitation extraordinaire, et que l’on s’expliquera sans peine, avait régné dans les salons de la Polka.

Jenkins, entouré d’Américains qui lui donnaient des conseils et qui exaltaient par leurs louanges son courage, avait stationné presque constamment auprès du bar ; ce qu’il avait consommé de liqueur était chose incroyable : ses compatriotes, craignant de le voir faiblir au dernier moment, avaient jugé prudent de le saturer de brandy ; la réputation du marquis méritait bien cette dépense et ces précautions.

M. de Hallay était resté à la même place où il avait été insulté par Jenkins ; quelques Français groupés autour de lui avaient voulu tout d’abord émettre leur opinion sur le combat qui allait avoir lieu ; mais le jeune homme les avait interrompus, en leur disant avec un sang-froid glacial :

— J’ai déjà eu l’honneur de vous déclarer, messieurs, que je tuerai ce Jenkins… Je ne permets pas que l’on mette ma parole en doute. Jenkins est mort ! Causons d’autre chose… Revenons à mon expédition en Sonora.

M. de Hallay, reprenant son thème favori, s’était mis alors à expliquer ses intentions futures, à développer ses plans.

Ce fut seulement cinq minutes avant que l’aiguille de la pendule marquât huit heures, qu’il s’arrêta.

— Il fait ici une chaleur étouffante, dit-il, j’ai soif !…

Cinquante invitations spontanées et simultanées lui arrivèrent de tous les côtés.

— Je vous remercie, messieurs, je prendrai un verre d’eau.

Ce verre d’eau, habilement exploité dans les groupes par master Sharp, qui fit observer que cette sobriété dénotait une grande prudence unie à une entière confiance de soi-même, donna une nouvelle impulsion aux actions ; elles remontèrent de dix pour cent. On commença à trouver que Jenkins avait trop absorbé d’alcool, et à le blâmer de son intempérance.

Le champion des États libres examinait en ce moment une collection de revolvers qui lui étaient offerts par ses compatriotes ; chacun lui présentait son arme, car personne n’ignore que les Américains, surtout ceux de la haute Californie, ne sortent jamais sans porter un arsenal avec eux ; les plus modestes se contentent du pistolet à cinq coups ; beaucoup y joignent un large couteau et une espèce d’assommoir écourté dont le manche flexible est garni à ses deux extrémités de pommes de plomb.

— Mon cher monsieur, dit le marquis de Hallay en s’adressant à un Français, n’avez-vous pas sur vous vos pistolets de tir ?

— Oui, marquis…

— Ce sont d’excellentes armes ?…

— Le fait est qu’entre vos mains je les ai vues accomplir des prodiges…

— Voulez-vous avoir la bonté de me prêter un de ces pistolets ?

— Les voici, marquis… Mais je croyais que l’arme choisie pour ce duel était le revolver…

M. de Hallay haussa les épaules d’un air de suprême mépris.

— L’homme assez peu sûr de soi-même pour garder dans ses mains quatre coups en réserve n’est pas digne de toucher une arme, répondit-il.

— Pourtant, quelque adroit que l’on soit, le hasard peut parfois…

— Le hasard est la ressource des faibles et l’excuse des maladroits ! interrompit le marquis. Puis-je compter sur votre pistolet, monsieur ? continua-t-il en s’adressant au Français.

— Parfaitement, marquis ! je les ai aujourd’hui même nettoyés, flambés et chargés…

— Combien de poudre ?

— La charge ordinaire, huit à neuf grains.

— Bien ! merci, monsieur.

L’horloge du salon de la Polka sonna huit heures : un grand silence se fit : les spectateurs se rangèrent le long des murs ou montèrent sur les tables de jeu.

Par un accord spontané et tacite, Français et Américains s’étaient séparés en deux bandes ; on ne savait pas ce qui pouvait arriver. De tous les côtés, on entendait craquer des ressorts de revolvers : le proverbe « La prudence est la mère de la sûreté, » n’est nulle part aussi vrai qu’en Californie ; chacun se tenait prêt.

Jenkins, le visage enluminé par le feu de la boisson, s’avança suivi de deux Kentuckiens, ses témoins. M. de Hallay était seul.

— Je suppose, monsieur, dit l’un des Kentuckiens en s’adressant au jeune homme, que vous avez choisi deux amis pour vous assister dans cette rencontre ?

— Non, monsieur. Je suis ici sous la seule sauvegarde de ma force, et cette garantie me suffit.

— Cependant l’usage…

— L’usage, dès l’instant que vous l’invoquez, n’admet pas qu’un duel soit un spectacle ! Ce spectacle, ou, si vous le préférez, cette exécution, sort des règles ordinaires.

— Une exécution ! répéta le Kentuckien… Qu’entendez-vous par ce mot ?

— Ce qu’il exprime ! Le Jenkins m’a insulté, et je l’ai en moi-même condamné à mort ; or, je vais devant vous tous accomplir ma sentence.

L’accent de sincérité et de Conviction avec lequel M. de Hallay prononça ces paroles leur ôtait en partie ce qu’elles pouvaient avoir d’outrecuidant et de présomptueux ; le Kentuckien sembla embarrassé.

— Qui nous assure, monsieur, reprit-il, que vous ne vous servirez que d’un seul revolver ?

— Je ferai mieux, je ne me servirai pas du tout de revolver. Je n’emploierai qu’un pistolet à un coup.

— Je calcule qu’il a été convenu…

— Permettez !… J’ajoute que je reconnais parfaitement au Jenkins le droit d’utiliser son revolver.

— Alors, c’est différent. Ainsi, vous ne ferez feu qu’une seule fois ? Cela vous regarde. N’importe, je présume que vous auriez plus sagement agi en prenant des témoins… Ils auraient mieux défendu vos intérêts. Un dernier mot ! Entendez-vous commencer le feu ? Je vous avertis que nous n’admettrons pas cette prétention. Nous avons décidé que vous tirerez tous les deux à volonté. Acceptez-vous cet arrangement ?

— Non-seulement, je l’accepte, mais j’en profiterai pour faire une concession au Jenkins !… J’accorde à ce malheu-