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au rancho, et elle chercha à deviner le fatal hasard qui avait pu l’en instruire.

— Moi, votre ennemie ! et pourquoi, je vous prie ? Je vous vois aujourd’hui pour la première fois, et il est probable qu’une séparation éternelle terminera dès demain notre réunion momentanée. En quoi votre vie peut-elle se trouver mêlée à la mienne ? Voyons, expliquez-vous, formulez clairement vos accusations.

— Cela n’est pas possible, señora.

— Ah ! il s’agit d’un secret ! Êtes-vous bien assurée que l’on n’ait pas voulu se jouer de votre naïveté ? Vous êtes, en ce moment-ci, sans doute, dupe d’une ridicule mystification et victime de votre ignorance. Rien ne justifie l’incroyable hardiesse de votre langage !

— Je suis ignorante, il est vrai, mais, señora… je saisis avidement les moindres occasions de m’instruire, et, à défaut de maîtres qui m’enseignent les mystères de la science, j’étudie ceux de la nature. Or, je me suis convaincue par mille exemples frappants, irrécusables et quotidiens, que Dieu, dans sa bonté infinie et sa puissance sans limites, a pourvu chaque être vivant d’un moyen de défense. Il n’y a pas insecte si humble qui ne soit doué d’un instinct qui l’avertit de l’approche du danger.

Ce que le maître de toutes choses a fait pour les moindres atomes animés de la création, il n’aurait su le refuser à la race humaine. Aux esprits simples et croyants, aux cœurs sans défiance et sans ruses, il a donc donné le pressentiment ! Quant à moi, señora, j’ai une foi et une confiance entières dans les bienveillants et mystérieux avertissements que le ciel m’envoie. Jusqu’à ce jour ces avertissements ne m’ont jamais ni trompée, ni fait défaut !

L’ordre d’idées abordé par Antonia était si éloigné du milieu où gravitaient les pensées habituelles de l’Américaine, que l’étonnement de cette dernière grandit jusqu’à la stupéfaction : elle était tentée de se croire le jouet d’un songe.

Un autre motif concourait encore à augmenter son trouble : la différence complète qui existait entre la jeune fille si remarquablement belle qu’elle avait devant les yeux, et la campagnarde banalement gracieuse et foncièrement insignifiante qu’elle s’était figurée devoir rencontrer au rancho. Miss Mary, en se créant à l’avance une rivale trop facile à éclipser et à vaincre, avait, quoique Américaine, fait un mauvais calcul !

Une vieille servante mexicaine, qui vint fort à propos annoncer que le souper était servi, évita à miss Mary l’embarras d’une réponse, qu’elle cherchait en vain depuis que sa rivale avait cessé de parler.

Lorsque les deux jeunes filles pénétrèrent dans la salle à manger, elles trouvèrent Grandjean déjà attablé, et occupé à dévorer une énorme tranche de chevreuil ; le Canadien connaissait le prix du temps !

Quelques minutes plus tard, l’illustre Panocha se présenta à son tour ; et son apparition, nous devons l’avouer, produisit une véritable sensation sur les convives.

Miss Mary, malgré ses cruelles préoccupations, Grandjean, son vorace appétit, et Antonia, l’habitude qu’elle avait des galantes et luxueuses habitudes du Mexicain, ne purent se défendre d’un mouvement d’admiration… peut-être même de gaieté.

Il faut aussi reconnaître que le costume de l’hidalgo don Andrès Morisco y Malinche, etc., etc., méritait bien d’attirer l’attention générale ; c’était le bon goût atteignant jusqu’à l’art. Don Andrès portait une courte et étroite veste de soie couleur cerise, toute surchargée de broderies d’argent ; la coupe exceptionnelle et l’étoffe fripée de cette veste décelaient une origine théâtrale, et de longs services passés ; il était incontestable que ce splendide costume avait dû briller maintes fois, à la clarté du lustre, sur les épaules d’un Figaro nomade. Par suite de quels singuliers hasards cette dépouille artistique était-elle venue s’échouer sur les plages lointaines de l’océan Pacifique ? c’est ce que Panocha lui-même n’aurait su dire. Il l’avait trouvée à Guaymas, dans une petite boutique de comestibles, et il s’était empressé de saisir l’occasion d’un si beau marché. Contrairement à l’usage des habitants de la côte mexicaine du Sud, don Andrès portait ce soir-là un gilet ; un gilet de marquis de l’ancien régime, aux dessins pailletés d’argent et orné de larges boutons en acier guilloché !… Ce gilet, que Panocha avait fait ajuster à sa taille, était d’un magnifique effet ; il avait dû également, comme la veste de Figaro, provoquer jadis l’admiration de plus d’un parterre de province. Le revendeur qui lui avait cédé ces riches vêtements avait juré au Mexicain qu’ils provenaient de la garde-robe d’un prince du sang d’une des plus puissantes monarchies d’Europe ; il tenait ce fait du contre-maître d’un baleinier. Une calzonera en velours mi-soie et coton, d’un rose tendre, complétait le glorieux accoutrement de l’hidalgo.

Une rangée de boutons en cuivre creux, attachés à de longues tiges de même métal, se balançait de chaque côté de la calzonera, à partir de la hanche jusqu’aux pieds : le bruit produit par ces espèces de grelots accompagnait harmonieusement la marche à la fois pleine de dignité et d’abandon du majordome de la Ventana. On eût dit une troupe de serpents à sonnettes glissant à travers les hautes herbes desséchées d’une savane.

Antonia connaissait trop bien la susceptibilité de son serviteur pour songer à l’interroger sur l’exhibition inattendue de cette éclatante toilette ; elle savait que c’était une grande joie pour Panocha de laisser croire au monde qu’il possédait une riche garde-robe. Elle affecta donc de ne pas remarquer son nouveau costume.

Le Mexicain, à peine entré dans la salle à manger, jeta un coup d’œil sur les plats qui encombraient la table, et, prenant une chaise, s’assit familièrement aux côtés de miss Mary.

Le laisser-aller plein de grâce du séduisant Andrès ne fut pas apprécié par l’Américaine comme il méritait de l’être : tout au contraire, elle regarda le Mexicain avec une froideur hostile, et s’adressant à Antonia :

— L’hospitalité que vous m’accordez, señorita, lui dit-elle, ne vous donne pas le droit de compromettre ma dignité. Je suis toute disposée à reconnaître, par une rémunération raisonnable, le dérangement et la dépense que vous occasionnera ma présence au rancho, mais j’entends conserver toute ma liberté !… Ordonnez, je vous prie, que l’on porte mon souper dans la chambre où je vais passer la nuit ; je ne saurais rester plus longtemps à cette table.