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L’indignation et la véhémence du langage de l’Américaine surprirent vivement Antonia.

— Le mot de rémunération s’allie bien mal avec celui d’hospitalité, señora ! répondit-elle. Je vous répète pour la troisième fois que vous êtes ici chez vous, et que les serviteurs du rancho sont à vos ordres !… Vous désirez vous retirer dans votre chambre… soit !… vous allez être obéie !… Permettez-moi seulement d’ajouter que je ne puis deviner ni en quoi ni comment j’ai attenté à votre dignité !…

L’Américaine désigna d’un geste hautain l’hidalgo don Andrès Morisco ; puis, d’une voix qui marquait un souverain mépris :


— Cet homme, qui vient de prendre place si cavalièrement près de moi, n’est-il donc pas un danseur de corde ?

— Non, señora, cet homme est le gérant du rancho de la Ventana, un ami dévoué et fidèle !

— En vérité ! C’est son costume grotesque qui m’a trompée…

Il serait impossible de rendre, avec le seul secours d’une plume, la soudaine et foudroyante impression que la méprise de l’Américaine produisit sur Panocha ; il bondit sur sa chaise comme s’il avait reçu une puissante décharge électrique en pleine poitrine, et une indicible expression de férocité contracta hideusement son jaune et plat visage ; on eût dit la tête de la vipère que froisse le pied imprudent d’un voyageur !… Il voulut, répondre ; mais sa voix, étranglée par la fureur, n’aboutit qu’à une espèce de sifflement saccadé qui compléta sa ressemblance avec un reptile.

Si Miss Mary avait remarqué en ce moment le regard de haine implacable que lui lança Panocha, à coup sûr elle en aurait été sérieusement effrayée ; il renfermait un serment de vengeance et une promesse de mort !…

Cet incident n’amena aucune suite, et le repas s’acheva dans un silence général ; les deux jeunes filles se levèrent de table sans avoir pour ainsi dire touché au souper ; en revanche, Grandjean avait absorbé à lui seul une quantité de nourriture qui eût amplement satisfait l’appétit de quatre mangeurs. Le Canadien, quand l’occasion s’en présentait, prenait d’éclatantes revanches des abstinences qu’il avait à subir dans le désert.

La vue de sa maîtresse qui s’éloignait ne lui fit pas abandonner sa place ; il avait encore une bouteille de muscat à vider.

— Señora, dit Antonia en saluant l’Américaine, comme il est possible que je ne vous voie pas demain avant votre départ, veuillez, je vous prie, recevoir tous mes souhaits pour l’heureuse continuation de votre voyage !

— Je vous remercie, señorita Antonia ; mais vos soins sont inutiles : je ne pars pas demain.

— Ah !

— Et savez-vous pourquoi je reste ?

— Non, señora.

— C’est que je suis arrivée au terme de mon voyage.

— Le rancho de la Vantana est donc le terme de votre voyage ?

— Oui, señorita ; c’est uniquement dans l’intention de vous voir que j’ai quitté mon père et traversé la mer ! Mon tardif aveu vous étonne ? Vous vous demandez sans doute…

Antonia ne laissa pas l’Américaine achever sa phrase.

— Vous vous trompez, señora, dit-elle ; votre aveu ne me cause aucune surprise. Ne vous ai-je point avoué ma confiance illimitée dans les pressentiments ? Lorsque vous êtes venue frapper à la porte du rancho, votre arrivée prochaine m’était déjà annoncée, et je vous attendais.

Miss Mary allait répondre, mais la réflexion retint la parole sur ses lèvres.

— À demain donc, señorita, se contenta-t-elle de dire en s’éloignant.

— À demain, señora ! répéta tristement Antonia.


XXVII

LE TRAPPEUR DIPLOMATE.


Le lendemain de l’arrivée de miss Mary au rancho, les premières lueurs du jour éclairaient à peine les cimes reverdies des arbres, quand Antonia se rendit au jardin.

Le teint pâle et les yeux fatigués de la jeune fille accusaient une nuit de cruelle insomnie.

— Mon Dieu, murmurait-elle tout en effeuillant distraitement une fleur qu’elle avait trouvée brisée sur sa tige, c’est en vain que je torture ma pensée par les suppositions les plus extraordinaires, les plus étranges ; je ne puis parvenir à deviner de quelle sorte est le malheur qui va m’atteindre ! Et cependant, j’en suis sûre, je touche à une catastrophe !… Voyons… qu’ai-je à craindre ?… La mort ?… Je reverrai ma pauvre mère !… Non, la mort ne me fait pas peur !… La ruine ?… Je ne possède rien au monde que le rancho de la Ventana, et les Indiens sont mes bons amis. Et puis ma confiance dans la bonté de Dieu est trop grande pour que la perte de ma chétive fortune soit pour moi une cause de vifs chagrins. Non, non, ce n’est pas cela ! Que me veut cette miss Mary ? Comment se fait-il que, seulement pour me voir, moi qu’elle ne connaissait pas, elle se soit décidée à quitter son père et à entreprendre un long voyage ? Me voir !… Et qui donc lui a appris mon existence ?… Elle est belle, cette doña Maria ; mais l’expression de son visage nuit à la délicatesse de ses traits… Il y a de la fausseté dans son regard, de la méchanceté dans son sourire… Elle me fait peur… Pourquoi, après m’avoir caché que le rancho de la Ventana était le but de ses courses, m’a-t-elle ensuite avoué qu’elle n’est venue ici que pour moi ? Grandjean aussi m’inquiète… Un changement complet s’est opéré en lui… Je ne le reconnais plus !…

En cet endroit de son monologue, Antonia s’interrompit et leva la tête ; elle venait d’entendre marcher une personne derrière elle : c’était Grandjean. Le Canadien arrivait à propos, c’est-à-dire tout justement au moment où Antonia pensait à lui. Elle retourna sur ses pas et marcha droit à sa rencontre.

Quoiqu’il eût recherché cette entrevue avec la charmante hôtesse de la Ventana, la manœuvre de la jeune fille sembla contrarier et embarrasser le géant ; il se demanda s’il ne devait pas prendre la fuite. Le souvenir de l’admirable pré-