Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 3, 1856.djvu/25

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Oh ! ce n’est point là une fausse lame qui rentre dans le manche.

savoir heureux. Aussi, la joie que vous venez de me causer en m’apprenant qu’il appartient à une illustre famille est immense, car il paraît qu’en Europe les grands seigneurs sont les élus de la fortune ; du moins, ai-je lu cela dans les livres !… Maintenant, si, par un bonheur que votre démarche me fait presque espérer, don Luis arrivait au rancho, je ne vous cache pas que je ferai tous mes efforts, s’il vous aime, pour l’éloigner de vous ; et cela, señora, non pas parce que je suis jalouse de vous, mais parce que je vous crois méchante, et suis persuadée que, malgré votre fortune, don Luis serait malheureux avec vous !…

— Ainsi, vous refusez mes offres, Antonia ?

— Vos offres, señora ? répondit la jeune fille avec une fierté tellement naturelle et aisée, qu’une princesse du sang du siècle de Louis XIV ne l’aurait point désavouée.

L’Américaine demeura pendant quelques minutes sans reprendre la conversation. Elle ne pouvait admettre le désintéressement, et cependant elle était convaincue de la sincérité de sa rivale.

En ce moment, le galop d’un cheval lancé à fond de train attira l’attention des deux jeunes filles ; miss Mary tressaillit.

— Serait-il trop tard ? murmura-t-elle. Oh ! maudite soit l’indécision qui nous a fait perdre un temps si précieux à Guaymas !

L’Américaine se leva avec agitation.

— Oh ! ce n’est pas lui, señora, dit tranquillement Antonia. C’est sans doute quelque voyageur égaré pendant la nuit dernière qui vient demander ce matin l’hospitalité au rancho. Permettez que j’aille le recevoir.

Antonia allait partir, lorsque la vue du Canadien, qui s’avançait vers elle à grandes enjambées, la retint à sa place. Quelques secondes après, Grandjean se présentait devant les deux jeunes filles et tendait à l’Américaine une lettre énorme.

— Qu’est ceci, master Grandjean ?

— Un paquet à votre adresse, arrivé hier à Guaymas une demi-heure après notre départ, et que votre hôtesse vous a expédié tout de suite, espérant que l’on vous rejoindrait en route. Si le courrier chargé de cette lettre est en retard, c’est qu’il s’est d’abord rendu au rancho de Buenavista, où il croyait vous trouver. Son cheval est à moitié mort de fatigue ; c’est vraiment pitié d’abîmer ainsi de braves animaux pour porter quoi ? des feuilles de papier !

Pendant que le Canadien exprimait ainsi son indignation,