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miss Mary avait décacheté la lettre et en prenait connaissance.

— Voici pour vous, master Grandjean, dit-elle en passant au Canadien un billet.

— De Villequier ! s’écria le géant avec une joyeuse émotion. Les pays ne m’oublient pas. Voyons ce qu’ils me disent.

Et il brisa maladroitement le cachet.

Grandjean commençait sa lecture lorsque miss Mary achevait la sienne ; deux exclamations poussées, la première par le géant, la seconde par l’Américaine, retentirent en même temps.

La lettre adressée au Canadien débutait par ces mots :


« Cher et généreux cousin, reviens vite, vite parmi nous, et apporte beaucoup d’argent… La place d’adjoint au maire est vacante ! On t’attend pour te la donner, etc. »


Les premières lignes de la missive reçue par l’Américaine disaient :


« Chère et honorée demoiselle et fille, défiez-vous des farines et surveillez les cuirs. La farine a baissé d’un dollar sur la place de San-Francisco, et les cuirs ont monté de quatre cents, etc.

« Post-Scriptum. Je vous expédie cette lettre par un navire que le comte d’Ambron a frété pour lui seul et sur lequel il se rend à Guaymas.

« Décidément ce gentleman est fort riche. Si vous le rencontrez, soyez aimable avec lui. Mon digne et excellent ami Wiseman est mort avant-hier, chez moi, dans mes bras, à la suite d’une indigestion. Je reste chargé de liquider sa succession. Ce Wiseman était une brute qui buvait trop de brandy. C’est un grand chagrin pour mon cœur que la mort de ce digne homme. Si vous avez besoin d’argent, vous pouvez tirer à dix jours de vue sur moi ; j’ai des fonds disponibles.

« Je vous salue, ma fille, et vous souhaite une bonne santé. Surtout, surveillez les cuirs.

« Votre père,
« Sharp and C°. »


Pendant que l’Américaine et le Canadien prenaient connaissance des lettres qu’ils venaient de recevoir, Antonia s’était éloignée.

— Adjoint du maire de Villequier ! dit Grandjean sans achever sa lecture, oh ! ce serait trop de bonheur, l’hésitation ne m’est pas permise ; je dois partir !… Partir ! mais je suis fou ; hélas ! il me faut renoncer à ce beau rêve ! Je ne possède que quelques piastres, à peine de quoi payer mon passage, et mon cousin me prévient que j’aie à apporter beaucoup d’argent. Il a raison ; on ne peut nommer adjoint au maire un gueux ou un vagabond. Ah ! je donnerais ma main droite pour posséder de la fortune.

— Le comte d’Ambron au rancho de la Ventana ! murmurait de son côté miss Mary avec accablement, ah ! je suis perdue !… mais qui sait ?… Quelque vive que soit son impatience de revoir l’irrésistible et séduisante Antonia, le Comte n’aura sans doute pu partir hier de Guaymas ! Il lui aura fallu acheter un cheval… chercher un domestique… Non… rien n’est encore désespéré… il me reste vingt-quatre heures pour agir…

Miss Mary se tourna vers le Canadien, et d’une voix rapide :

— Master Grandjean, lui dit-elle, voulez-vous gagner une fortune ?

— By God !… si je le veux !… jamais je ne l’ai souhaité autant qu’à présent.

— Cela ne dépend que de vous !

— Alors, je suis riche… que faut-il faire ?

— Obéir aveuglément à mes ordres !

— Quels qu’ils soient, si vous me payez comptant on pourvu même que vous me donniez de sérieuses garanties, j’y obéirai !…

— Quels qu’ils, soient, master Grandjean ? répéta miss Mary en soulignant chaque mot de cette phrase.

— Oui… dussé-je plus tard m’en repentir ! Adjoint du maire à Villequier !… Excepté le señor Joaquin Dick, il n’y a personne au monde que, sur un signe de vous, miss Mary, je ne sois disposé à rifler.

— Bien, master Grandjean ! Suivez-moi.

L’Américaine et le Canadien s’éloignèrent ensemble dans une direction opposée au rancho : ils craignaient des oreilles curieuses ou indiscrètes.


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.


DEUXIÈME PARTIE


I

LE RETIRO.


Antonia causait avec Panocha devant la porte du rancho, lorsqu’elle aperçut miss Mary et Grandjean qui se dirigeaient vers l’habitation ; ils marchaient fort vite. Leur absence, et, par conséquent, leur entretien n’avait pas duré plus d’une demi-heure.

Panocha, quoiqu’il portât son costume de travail, une veste déchirée et un pantalon de cuir tout usé, resta impassible et ne parut nullement songer à s’éloigner ; il fallait qu’il eût bien complètement renoncé à l’espoir de plaire à l’Américaine, pour qu’il consentît à se laisser voir par elle dans ce qu’il appelait son négligé de campagne ; seulement il tira de la poche de sa veste et alluma tout aussitôt un énorme cigare de la Havane, qu’il gardait soigneusement pour les occasions solennelles et d’apparat. Don Andrès n’avait certes plus aucune prétention sûr le cœur de miss Mary, mais il tenait à bien constater sa haute position sociale : tout le monde n’a pas l’honneur d’être né hidalgo.

— Señorita, dit miss Mary en adressant une légère inclination de tête à Antonia, il me reste à vous remercier de votre hospitalité… je pars !…

— Vous partez ? répéta la jeune fille avec une satisfaction involontaire et mêlée de doute ; mais c’est impossible !