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— Mais tu ne peux la laisser exposée aux dangers de la route… Il faut courir après elle.

— Puisqu’elle ne me paye plus.

— Je te payerai, moi !

— Bah ! ne vous occupez pas d’elle… Les Américaines ont l’habitude des voyages… Elles se trouvent aussi à leur aise sur les grands chemins que dans un salon !

Antonia regarda fixement le géant.

— Pourquoi baisses-tu ainsi les yeux devant moi, Grandjean ? lui demanda-t-elle après un moment de silence.

Le Canadien ne répondit pas ; mais son visage hâlé se couvrit d’une couche de couleur brique, et il s’en alla tout en murmurant :

— On ne peut pas se fier aux femmes ; elles lisent nos pensées dans nos yeux !… Ce n’est pas du tout délicat de leur part !…

Lorsque sonna l’heure du déjeuner, deux seuls convives se trouvèrent en présence dans la salle à manger du rancho : Panocha et Grandjean, tous les deux arrivés en même temps et d’un côté différent, avaient poussé une exclamation de surprise en s’apercevant l’un l’autre.

— Tu n’as pas été aux champs, Andrès ?

— Tu n’as donc pas accompagné ta maîtresse, Grandjean ?

— Miss Mary m’a donné mon congé !

— La señorita m’a défendu de m’absenter aujourd’hui du rancho !…

— C’est drôle !…

— C’est bizarre !…

Le Mexicain et le Canadien se mirent à attaquer un large et énorme plat rempli jusqu’aux bords de haricots rouges et de tasajo, et le vidèrent en moins de dix minutes. Comme il n’y avait aucune femme à table, Panocha eut l’avantage sur Grandjean ; ce dernier avait mangé avec une rare promptitude, mais le premier avait dévoré avec fureur. Leur appétit satisfait, les deux amis se mirent à causer.

— Pourquoi l’Américaine t’a-t-elle congédié ?

— Parce que j’exigeais une augmentation de gages qui lui a paru trop forte, répondit Grandjean avec une précipitation qui n’excluait pas une nuance marquée d’embarras. Mais, dis-moi, Andrès, la señorita Antonia ne déjeune donc pas ce matin ?

— Elle vient de faire monter son chocolat dans sa chambre.

— Penses-tu qu’elle ira aujourd’hui à la chasse ?

— Non.

— À quelle heure descendra-t-elle au jardin ?

— Elle n’y descendra pas.

— Ah bah !… Et pourquoi ?…

— Parce qu’elle est enfermée dans son retiro.

— Son retiro ?… Qu’est-ce que c’est que cela ?

— Tiens ! au fait, c’est vrai ! tu ne sais pas cela, toi qui n’es jamais venu à la Ventana que de passage… C’est une singulière histoire.

— Raconte-la-moi, Panocha ?

— C’est que c’est un secret.

— Tu causes si bien !

C’était peut-être le premier compliment qu’adressait à quelqu’un le Canadien depuis qu’il était au monde ; aussi le Mexicain y fut-il extraordinairement sensible.

— Après tout, reprit-il, tu n’es pas un voleur, toi, Grandjean. Tu ne dédaignes pas l’or des Peaux-Rouges, et tu batailles rudement dans les montagnes Rocheuses ; mais tu n’as jamais fait partie de ceux que l’on appelle « les écumeurs de la Prairie. » Tu n’as jamais pillé une maison où une ferme !

— En effet, ces sortes d’expéditions n’ont jamais été et ne seront jamais de mon goût, dit tranquillement le géant.

— Oh ! c’est une justice que je me plais à te rendre. Ta comprends, toi, les obligations et les devoirs qu’impose l’hospitalité à ceux qui la reçoivent.

Grandjean frappa la table d’un si violent coup de poing, que les verres furent renversés.

— Ton histoire ! s’écria-t-il d’une voix rauque.

Panocha ouvrit de grands yeux et le regarda avec un étonnement mêlé d’effroi.

— Qu’as-tu donc ?

— Il y a que tu m’impatientes avec tes lenteurs… Oui ou non, veux-tu commencer ?…

— Oui.

— Eh bien, parle !…

— Serais-tu bien étonné si je t’apprenais que la señorita Antonia possède des millions ?

— Oui, très-étonné.

— Eh bien ! sois étonné ; elle les possède !

— Tu es fou, Panocha !

— Écoute et juge. La mère de la señorita, cette brave vieille femme qui fut massacrée par les Apaches, était la confiance et la bonté en personne… On n’avait pas besoin de lui demander ses gages… on les prenait… c’était plus commode. Eh bien ! la mère d’Antonia n’a jamais laissé pénétrer nul de ses serviteurs dans sa chambre à coucher, où elle restait chaque jour des heures entières enfermée toute seule… Une porte d’une solidité à toute épreuve, et que les Apaches ne purent parvenir à briser lorsqu’ils envahirent le rancho, défendait l’entrée de cette pièce. Depuis la mort de sa mère, la señorita a suivi son exemple. Il ne se passe guère de semaine qu’elle ne consacre au moins une journée à ce que nous appelons, c’est-à-dire à ce que les serviteurs appellent son retiro. J’ai remarqué que quand la señorita sort de cette chambre mystérieuse, ses yeux sont rouges et ses traits fatigués ; il est évident qu’elle a pleuré,

— Est-ce que l’on pleure quand on a des millions ?

— Pourquoi pas, si l’on s’est justement engagé par serment à ne point les utiliser ?

— Personne ne tiendrait un pareil serment !

— Tu n’ignores pas que la señorita ne ressemble à aucune autre femme. Elle est capable des plus généreuses extravagances ; elle préférerait la mort à faire un mensonge ou manquer à sa parole.

Un assez long silence suivit la bizarre confidence de Panocha ; enfin, le Canadien reprit la parole.

— Ainsi, dit-il d’un air pensif, et dans lequel perçait comme une joie involontaire, ainsi tu es persuadé que la señorita passera toute la journée enfermée dans son retiro !

— Je le jurerais.

Grandjean appuya ses coudes sur la table, sa tête entre ses deux mains ; puis, d’une voix sourde, qui paraissait