Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 3, 1856.djvu/27

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— Pourquoi donc ? Le but de mon voyage est maintenant rempli. Je voulais vous voir, je vous ai vue ; j’avais besoin de vous parler, je vous ai parlé. Pourquoi vous imposerais-je plus longtemps l’ennui et l’embarras de ma présence ? Vous ne vous imaginez pas, du moins je l’espère, que je m’abaisserai jusqu’aux prières pour vous faire accepter mes bienfaits. Votre refus insensé, vos accusations outrageantes ont rendu désormais toutes autres relations impossibles entre nous. Je n’ai plus qu’un mot à ajouter : si un malheur arrive, ne l’attribuez pas à ma fierté blessée, mais bien à votre orgueilleuse présomption.

Le vrai sens dé ces paroles échappait en partie à Panocha, qui ignorait l’entretien qu’avaient eu les jeunes filles ensemble ; mais l’arrogance de ce langage le blessa, et, voyant que sa maîtresse gardait le silence, il crut devoir lui venir en aide.

— Señora doña Maria, s’écria-t-il, tout en gesticulant avec une extrême vivacité, je sais trop bien quels sont les devoirs d’un caballero pour songer un seul instant à menacer une femme ; toutefois, il m’est permis de vous donner un conseil. Eh bien, croyez-moi, señora, n’essayez jamais de nuire à la bien-aimée maîtresse du rancho de la Ventana… elle a des amis et des serviteurs qui, tous, depuis le premier jusqu’au dernier, se feraient tuer pour elle !… Malheur à qui essayerait de troubler sa tranquillité !

Il y avait dans la parole de Panocha, et en dépit de la grotesque pantomime dont il l’accompagnait, l’accent d’une ardente conviction et d’un sincère enthousiasme ; à travers ses paupières à moitié closes, ses yeux étincelaient comme ceux d’un serpent. L’Américaine, malgré la grotesque apparence de son interlocuteur, ne put s’empêcher de tressaillir.

— N’est-ce point vous que j’ai pris hier au soir pour un danseur de corde ? lui demanda-t-elle froidement.

— Oui, señora, moi-même, répondit Panocha, dont le visage se couvrit d’une teinte jaune-safran, signe du dernier degré de l’émotion, mais j’ai compris plus tard votre erreur ; elle provenait de ce que mon costume n’était pas complet ; il me manquait ceci.

Panocha désigna du doigt un long couteau passé à sa ceinture.


— Oh ! ce n’est point là une fausse lame qui rentre dans le manche et dont la pointe s’appuie sur la chair sans y laisser de traces, poursuivit le Mexicain en s’animant de plus en plus au cruel souvenir que l’Américaine acheva d’évoquer, un de ces jouets comme j’en ai vu à Guaymas entre les mains des maromeros (ou saltimbanques) ambulants. C’est un acier finement trempé, et dont la piqûre est mortelle ; un acier qui, il n’y a pas longtemps encore, jetait, sanglant et inanimé sur le sol, un redoutable adversaire, un caballero vainqueur déjà de six ours gris, et qui avait eu la malencontreuse inspiration d’insulter doña Maria.

— Quoi ! s’écria miss Mary, c’est vous qui êtes l’assassin du marquis de Hallay ! Osez-vous donc vous vanter d’un tel crime ?

— Le marquis de Hallay ! répéta Panocha, dont le visage contracté par une colère concentrée refléta soudain l’expression d’une joie radieuse et immense, ce don Enrique est un marquis !… Quelle gloire pour moi, mon Dieu !

L’arrivée de Grandjean, conduisant par la bride le cheval de miss Mary, coupa court aux déclamations du Mexicain.

— Señorita, dit l’Américaine, l’intention que vous avez manifestée de ne rien accepter pour le séjour que j’ai fait au rancho, ne peut se concilier avec ma juste fierté. Je ne veux point vous laisser le droit de me reprocher plus tard d’avoir mangé à votre table le pain et le sel de l’hospitalité, Que vous dois-je ?

Il serait impossible de rendre le magnifique mouvement par lequel Antonia accueillit cette injure américaine.

— J’attends, reprit miss Mary, qui se sentait gênée par l’éloquent silence de sa rivale.

— Señora, répondit doucement Antonia, les bruits des villes arrivent si affaiblis ici par la distance, qu’ils sont pour nous plutôt des murmures que des leçons, aussi n’essayons-nous pas de les comprendre ; nous nous guidons seulement d’après nos impressions intimes ; or, le premier sentiment qu’éveille dans le cœur de l’homme la vue du désert, c’est celui de la charité. Le spectacle de nos solitudes nous donne, avec la conscience de notre faiblesse, le respect de l’hospitalité. Si votre amour-propre s’irrite à la pensée que j’aie été assez heureuse pour vous rendre un insignifiant service, eh bien ! quand vous serez de retour dans vos opulentes cités, vous offrirez en mon nom l’obole de l’aumône à quelques malheureux, et ce sera moi qui vous devrai de la reconnaissance.

L’Américaine ne répondit pas ; mais, tirant quelques piastres de sa bourse, elle les présenta à Panocha en lui disant :

— Prenez ceci pour vous, señor !

Le Mexicain bondit d’indignation et se livra à une nouvelle pantomime des plus extravagantes, et qui, selon lui, devait marquer « une délicatesse cruellement blessée. »

— Vous me refusez, señor ? insista froidement l’Américaine.

— Si je vous refuse, dites-vous, señora ? c’est-à-dire que je suis outré !

Panocha prit alors vivement les piastres que lui offrait miss Mary, les glissa dans une de ses poches, et s’écria avec une violence croissante :

— Je distribuerai cet argent aux pions du rancho, mais je n’oublierai jamais l’offense que vous venez de me faire. Non, jamais !…

Après cette déclaration pleine de fermeté et de noblesse, l’hidalgo s’éloigna d’un pas à la fois digne et rapide ; il craignait que l’Américaine ne revint sur sa détermination.

Miss Mary était montée à cheval.

— Adieu, señorita Antonia, dit-elle. Puis, se ravisant, elle ajouta avec un singulier sourire : Au revoir !

Et frappant d’un coup de cravache la croupe de sa monture, elle la mit au galop.

Ce ne fut qu’après après avoir perdu l’Américaine de vue qu’Antonia, sortant d’une méditation profonde, remarqua que le Canadien était resté.

— Quoi ! Grandjean, lui dit-elle, tu as laissé partir ta maîtresse toute seule ?

— Miss Mary n’est plus ma maîtresse.

— Comment !

— Elle m’a remercié et payé mes gages. Nous ne nous devons plus rien l’un à l’autre.