Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 3, 1856.djvu/34

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nir chercher, sous les ombrages de ces bois, quelques heures de fraîcheur et de repos.

— Moi, me défier de vous, Luis, interrompit la jeune fille avec un étonnement rempli de tristesse, est-il possible que vous ayez eu une pareille pensée ?… Moi, me défier de vous ! répéta-t-elle, comme si elle ne pouvait se faire à cette idée. Non, non, je ne puis croire que vous parliez sérieusement…

Antonia n’était entrée dans aucune explication, et les doutes du comte s’étaient dissipés. S’il insista, ce fut simplement poussé par la curiosité ; son cœur était déjà satisfait.

— Quelle était donc la cause de l’irrésolution, je n’ose dire de la peur, que ma proposition vous a fait éprouver, Antonia ?


La jeune fille resta pendant près d’une minute silencieuse ; son embarras avait quelque chose de pénible et de séduisant. Elle allait enfin se décider à répondre, lorsque, poussant un petit cri d’effroi, elle se leva précipitamment de la place où elle était assise, et étendant le bras devant elle :

— Quelqu’un ! murmura-t-elle d’une voix à peu près inintelligible.

M. d’Ambron avait une de ces natures rares et exceptionnelles qui joignent à une modération extrême une indifférence absolue pour le danger ; il était si sûr de son courage, il se savait une force d’âme et de corps tellement hors ligne, que, pour admettre que l’on voulait s’attaquer à lui, il fallait qu’il y fût contraint par l’évidence.

Le geste et le cri d’Antonia ne lui inspirèrent pas même la pensée de prendre sa carabine placée par terre à ses côtés ; il se contenta de suivre du regard la direction que lui indiquait la main de la jeune fille.

— Calmez-vous, chère Antonia, dit-il doucement, j’entends en effet marcher dans le bois ; mais, bête fauve ou homme malintentionné, vous n’avez rien à craindre… Ne suis-je pas avec vous ?…

M. d’Ambron n’avait pas achevé sa phrase, qu’un pas plus lourd et plus pesant que celui qu’il avait cru d’abord distinguer parut se diriger de son côté ; quelques secondes après, Antonia et le comte virent apparaître l’illustre Panocha !

— Le señor comte !… la señorita !… s’écria le Mexicain avec un vif étonnement. Je ne m’attendais pas à l’honneur de tous rencontrer ici !

— Pourquoi cela, Andrès ? demanda M. d’Ambron. Qu’y a-t-il donc de surprenant à ce que nous nous soyons réfugiés dans ce bois pendant la chaleur ?… Ne vous y trouvez-vous pas, vous, aussi ?… Mais qu’avez-vous donc à la main, señor Andrès ?… on dirait un couteau…

— Oui, seigneur comte, c’est mon couteau… Tiens, voilà qui est, ma foi, plaisant !… Quel singulier hasard !… quelle coïncidence extraordinaire !…

— Expliquez-vous, Andrès !

— Je m’expliquerai volontiers, monsieur le comte, pour vous être agréable ; car, quant à la señorita, elle m’a déjà compris.

M. d’Ambron regarda Antonia, elle était d’une pâleur inouïe et semblait prête à perdre connaissance.

— Poursuivez, Andrès, dit-il froidement.

— Il y a, seigneur, environ quatre mois, se passait, à ce même endroit-ci, une scène qui comptait également trois personnes ; la señorita, un noble étranger comme vous, et votre très-humble serviteur. De même qu’aujourd’hui, mon couteau brillait hors de sa gaîne. Or, vous conviendrez, seigneurie, que j’ai le droit de m’extasier sur le hasard extraordinaire qui nous réunit maintenant dans de telles conditions !

— Le noble étranger auquel vous venez de faire allusion, n’était-ce pas la marquis de Hallay ?

— Oui, seigneurie, celui-là même qui a tué six ours.

— Et vous, vous aviez tiré votre couteau ?

— Pour sauver l’honneur de la señorita !

— Ah ! pardonnez-moi, Antonia, s’écria M. d’Ambron avec un regard plein de joie et de repentir, pardonnez-moi, ma sœur bien-aimée, je comprends à présent la répugnance que vous avez dû vaincre pour vous décider à me suivre dans ces lieux maudits qui vous rappellent de si odieux souvenirs !… Je ne saurais, loin de là, vous blâmer de votre silence !… Mais j’y songé, señor Andrès, poursuivit M. d’Ambron en regardant fixement le Mexicain, vous avez oublié de nous dire le motif qui vous a mis ce matin le couteau à la main.

— Là prudence, seigneurie ! Voici le fait en peu de mots : Il y a de cela une demi-heure à peine, je m’amusais ; pour employer mes loisirs, à surveiller des pions occupés à travailler une milpa, lorsque j’ai aperçu l’Américaine miss Mary qui sortait du bois ! Ma vue, je dois l’avouer, a eu l’air de lui causer un médiocre plaisir… elle s’est éloignée précipitamment… Sans trop me rendre compte de ce que je faisais, je me suis mis à la suivre… j’étais curieux de s’avoir où elle allait… et puis, je pressentais, dans son apparition si inattendue, un mystère utile à connaître. Je n’ai point oublié les menaces que cette femme du Nord n’a pas craint d’adresser, en ma présence, lors de son passage au rancho, à la señorita Antonia. J’entrai donc à sa suite dans le bois !… J’avais à peine parcouru une distance de cent pas, quand un sifflement aigu et prolongé, et qui ressemblait assez à un signal, sortit d’un épais massif de verdure ; un instant après, un autre coup de sifflet, provenant d’une direction tout opposée, répondit au premier !… La señorita Maria n’était donc pas seule !… Alors, j’ai jugé qu’il était prudent de débarrasser mon couteau de son enveloppe de cuir !… Voilà, seigneur comte, tout ce que j’ai à vous apprendre.

M. d’Ambron avait écouté ce court récit du Mexicain avec une extrême attention. Après que Panocha eut cessé de parler, il resta assez longtemps sombre, taciturne et réfléchi.

— Señor Andrès, dit-il, dans ce que vous appelez un merveilleux hasard, je vois, moi, un salutaire et bienveillant avertissement de la Providence… Le ciel, en nous remettant d’une façon si saisissante en mémoire l’affreux danger auquel la señorita a miraculeusement échappé, semble nous prévenir qu’elle n’est pas au bout de ses épreuves !… Je vous remercie, Andrès, de votre zèle… Soyez assuré que la récompense ne vous fera pas défaut !… Maintenant, prenez ma carabine et poursuivez vos recherches. Pendant ce temps-là, je reconduirai la señorita au rancho, et je reviendrai ensuite vous rejoindre…

— Je ne vous dissimulerai pas, seigneurie, qu’il me se-