Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 3, 1856.djvu/36

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— Le comte se décida à obéir.

— Antonia, dit-il, il est un sentiment que vous ne sauriez connaître et que vous aurez bien de la peine à accepter comme une réalité, un sentiment qui donne une indomptable et fatale énergie, même aux natures les plus faibles, aux âmes les plus timorées ; ce sentiment s’appelle jalousie.

— Je sais ce que c’est que la jalousie, don Luis. Continuez.

— Vous auriez été jalouse, vous, Antonia ?

— Je crois que oui, don Luis, répondit la jeune fille avec un calme et une sérénité qui donnaient un complet démenti à sa semi-affirmation.

— Vous vous trompez, Antonia, dit M. d’Ambron en secouant lentement la tête ; de qui et à quel propos auriez-vous été jalouse ?

— De miss Mary, et à propos de vous, Luis.

L’aveu de la jeune fille avait amené comme la rougeur d’une flamme sur le pâle visage du comte, mais rappelant à lui tout son sang-froid :

— J’ai hâte d’abréger cette conversation, Antonia, continua-t-il. Je vous en prie, laissez-moi poursuivre et achever ce que j’ai à vous dire.

— Je vous écoute, Luis.

— La jalousie, Antonia, développe et exagère les passions qui sommeillent dans notre cœur, aussi se manifeste-t-elle de vingt façons entièrement différentes : elle conduit les uns à l’abattement, les autres à la fureur. Ceux-ci, complètement détachés de toutes les choses humaines, prennent la vie en dégoût et n’aspirent plus qu’après le repos de la tombe ; ceux-là, au contraire, exaspérés par la douleur, ne rêvent que sang et vengeance !… C’est, hélas ! une jalousie de cette dernière sorte que la prolongation de mon séjour au rancho déchaînerait contre vous. J’ai eu le malheur, nullement mérité, je vous le jure, d’attirer l’attention de miss Mary ! mon invincible froideur a rendu fougueuse passion le sentiment qui, si je m’y étais tout d’abord prêté, aurait abouti sans doute à un insignifiant échange de banales protestations de tendresse ! Je n’ignore pas que bien des gens me donneraient tort en cette circonstance ; que voulez-vous, Antonia ! je n’ai jamais pu me plier à cette hypocrisie si générale, et si répandue dans la société, que l’on nomme la galanterie ! À mes yeux, il n’y a qu’un seul et véritable amour : celui qui vous rend fier devant les hommes et reconnaissant envers Dieu ! Miss Mary, vous le savez, appartient à cette race du Nord, race opiniâtre et inflexible dans ses projets et ses volontés, qui, une fois résolue à atteindre un but, marche droit devant elle, sans s’inquiéter des obstacles de la route !… Les Américains avancent ou tombent, tuent ou sont tués, mais ils ne s’arrêtent jamais en chemin ! Si miss Mary s’imagine que nous éprouvons l’un pour l’autre, Antonia, un mutuel amour, elle ne reculera devant aucune extrémité… elle sera pour vous sans pitié ! Que demain je m’éloigne, sans qu’il soit question entre nous de retour, et miss Mary, acharnée à sa proie, c’est-à-dire après l’homme qui a blessé son orgueil et qu’elle espère subjuguer et humilier à son tour, vous délivrera de sa dangereuse présence ! Antonia, je partirai demain…

— Vous partirez demain, Luis ? répéta la jeune fille avec une sorte de stupeur. Oh ! non, cela est impossible.

— Cette espèce de fuite, soyez-en persuadée, Antonia, me peine au delà de toute expression, et ce ne sera pas sans un énergique effort de volonté et de courage que je parviendrai à me séparer si brusquement de vous ; mais je puiserai ma force dans la pensée que mon sacrifice servirai à votre bonheur.

— Ne vous ai-je pas répété cent fois, Luis, que loin de vous le bonheur ne m’est plus possible ?

Le jeune homme sourit tristement.

— Hélas ! croyez-en mon expérience, Antonia, l’amitié n’occupe dans le cœur de la femme qu’un rang secondaire ; quand vous aimerez d’amour, vous ne songerez plus à moi…

— Oh ! ne croyez pas cela, Luis, ne croyez pas cela !… D’abord, je suis certaine que je n’aimerai jamais personne autant que je vous aime… non, jamais… ce n’est pas possible ! Ensuite…

La jeune fille s’arrêta et se mit à réfléchir.

— Non… non, s’écria-t-elle tout à coup, vous ne me persuaderez jamais que l’amour soit un sentiment plus entier et plus profond que l’amitié que j’éprouve pour vous… Luis, je vous en supplie, décrivez-moi l’amour… À quoi le distingue-t-on de l’amitié ?…

Il y avait une si rayonnante pureté dans la hardiesse de la jeune fille, que M. d’Ambron la contempla dans une muette extase.

— Mais répondez-moi donc, Luis ! reprit-elle. Qui sait si je ne me suis pas trompée ? C’est peut-être bien d’amour que je vous aime !

Une telle question, dans la bouche d’une habile coquette, aurait probablement troublé même un homme fort ; dans celle d’Antonia, elle donna au comte comme une espèce de vertige ; il ferma les yeux : la perspective d’un tel bonheur l’éblouissait !

— Non, Antonia, dit-il tristement après un assez long silence, vous ne vous êtes pas trompée en me déclarant que vous n’aviez nul amour pour moi ! Si, avant de vous interroger, j’avais réfléchi un peu, je vous aurais évité la fatigue et l’ennui de cette discussion inutile, car j’avais une preuve que vous ne désiriez voir en moi qu’un frère.

— Quelle preuve, Luis ? Mais parlez… parlez !…

— Ne m’avez-vous pas souvent répété, Antonia, que ce serait un grand bonheur pour vous d’apprendre, lorsque, je serai de retour en Europe, que j’aurai lié ma destinée à une femme digne de ma tendresse ?

— Oui, en effet, Luis… je me rappelle avoir tenu ce langage. Eh bien ! que prouve-t-il ?

— Ce langage, Antonia, est celui d’une sœur, et non d’une amante !… Il prouve l’existence de votre amitié et l’absence de votre amour !…

L’émotion de la jeune fille augmenta d’intensité tout en changeant de caractère.

— Oh ! mon Dieu ! est-ce que je vous aimerais d’amour, Luis ! s’écria-t-elle en joignant les mains par un geste d’adorable ferveur. Oh ! ce serait là tant de bonheur que je n’ose y croire…

— Que dites-vous, Antonia ?

— Je dis, Luis, qu’après vous avoir d’abord sincèrement souhaité un heureux mariage, j’ai bien souvent pleuré ensuite en pensant que vous enchaîneriez un jour votre liberté… J’aurais dû vous faire part de mon chagrin, Luis,