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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 3, 1856.djvu/37

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mais je n’ai pas osé ; j’ai eu peur que cet aveu ne vous donnât une mauvaise opinion de ma raison. Vous m’auriez sans doute accusée de légèreté et d’inconséquence. Il me semble que la lumière se fait dans mon esprit, que je vois dans mon cœur. Ne m’avez-vous pas dit tout à l’heure que quand on est jalouse on meurt ou on tue ? Luis, je sens que si vous épousiez miss Mary, je mourrais. Mais, hélas ! peut-être bien l’amitié a-t-elle aussi ses jalousies et ses exigences !

À cette question naïve et passionnée, le jeune homme serra avec force ses bras sur sa poitrine et se recula d’un pas ; il craignait de céder à la violence des transports qui lui brûlaient le sang et troublaient son cerveau : sa joie l’enivrait.

— Chère Antonia, dit-il d’une voix lente, comment se peut-il qu’avec les doutes qui maintenant fatiguent votre pensée, vous ayez si peu hésité, tout à l’heure, à me déclarer que le sentiment que vous me portez est simplement de l’amitié ?

— C’est Joaquin Dick et non moi que vous devez accuser de mon erreur, si j’en ai commis une, Luis.

— Comment cela, Antonia ?

— Joaquin, que j’interrogeai sur l’état de mon cœur, l’assura qu’il existait un signe infaillible pour reconnaître l’amour.

— Quel signe ?…

— La douleur ! Or, jamais de ma vie entière je ne me suis trouvée aussi heureuse que depuis que vous habitez la Ventana !

Antonia allait poursuivre, mais une réflexion subite arrêta sa parole sur ses lèvres, et elle tomba dans une profonde rêverie :

— Ah ! Luis ! s’écria-t-elle tout à coup, je vous en supplie, ayez pitié de mon tourment, ne me laissez pas |ans cette cruelle et intolérable incertitude ; aidez-moi à reconnaître quel est le sentiment qui m’attire vers vous.

— Votre désir, Antonia, m’impose une tâche ardue et délicate, car je dois me garer de prendre, à mon insu, la défense de mes propres intérêts. Enfin, je ferai tous mes efforts pour rester à la hauteur de votre confiance !…

L’amour, continua M. d’Ambron après une légère pause, est un sentiment tellement exclusif, tellement en dehors de toutes les autres passions humaines, que les gens sans cœur et sans entrailles, étonnés et effrayés du changement qu’il produit en eux, prétendent qu’il constitue une véritable maladie morale, une espèce de folie. Quand on aime, Antonia, tout ce qui ne se rapporte pas à l’objet de votre affection vous laisse froid et indifférent, s’agirait-il même de ce qui, la veille encore, éveillait tout votre intérêt, était le but de vos plus chères espérances. Quand on aime d’amour, on s’apitoie volontiers sur le sort des autres humains ; car on ne voit plus en eux que des êtres mécaniquement animés, qui existent sans vivre et s’agitent ridiculement pour rien. L’amour véritable vous fait croire à de grands bonheurs, à d’irréparable malheurs, alors qu’aucun événement ne s’est produit dans votre destinée !… Un serrement de main vous ravit à la terre et vous ouvre le ciel ; un regard courroucé vous plonge dans un désespoir sans nom !… L’amour, en un mot, vous transporte dans un monde idéal qui, tout en centuplant la sensibilité et la puissance de vos facultés, vous ôte la conscience de la réalité !… Quand on est près de celui qu’on aime, on perd l’appréciation de la mesure du temps ; les heures vous semblent des minutes, les journées des heures !… Est-on momentanément séparés, on se délecte dans le souvenir du dernier entretien qui vous a réunis. On en reprend un à un tous les détails ; on cherche à se rappeler le regard qui a accompagné telle phrase, l’intonation de la voix qui a souligné tel mot !… Bientôt, on s’aperçoit avec douleur que l’on a omis de dire telle ou telle chose futile qui prend tout à coup à vos yeux une excessive importance ; on attend le lendemain avec anxiété pour réparer ce déplorable oubli… on se revoit… il n’en est plus question… on ne songe qu’au bonheur de se retrouver ensemble.

— Assez, assez, Luis, interrompit Antonia, vous me faites peur ! Il me semble, en vous entendant décrire ainsi une à une toutes les sensations que j’éprouve depuis quinze jours, que vous lisez dans mon cœur comme s’il était un livre ; et je ne sais comment cela se fait, mais cette découverte me rend toute confuse ! Est-il donc possible, mon Dieu ! que la science soit parvenue à ce merveilleux résultat, de savoir ce qui se passe en vous tandis que vous l’ignorez vous-même ? Mais cette science, Luis, comment l’avez-vous acquise ?… Il faut que vous ayez beaucoup et bien souvent aimé pour connaître ainsi tous les mystères de l’amour. On peut donc aimer plusieurs fois ?… Ah ! vous avez déjà aimé !…

— Et si cela était vrai, Antonia, demanda M. d’Ambron d’une voix calme, quoique son cœur battît avec une violence inouïe, cette assurance ne changerait-elle pas vos sentiments à mon égard ? Vous semblerais-je encore digne de vous ? Oseriez-vous toujours vous confier à ma tendresse ?

— Oh ! rien ne saurait affaiblir mon affection, Luis… rien… quand bien même… Oh ! mon Dieu !… qu’allais-je ajouter !…

— Qu’alliez-vous ajouter, Antonia ?

— Quand bien même de noble et de bon que vous êtes maintenant, vous deviendriez tout à coup méchant, emporté, cruel !… Vous avez déjà aimé, n’est-il pas vrai, Luis ? Ne me trompez pas, ce serait bien mal !… Vous avez aimé ? oui, votre silence est un aveu !… Et quelles étaient ces femmes qui ont su trouver le chemin de votre cœur ?… Leurs noms, Luis, je vous en conjure…

Le jeune homme enveloppa Antonia d’un long et passionné regard avant de lui répondre.

— En supposant que vos soupçons fussent fondés, Antonia, à quoi vous servirait de connaître le nom de femmes que vous n’avez jamais vues et que vous ne verrez jamais ?…

La jeune fille resta pendant quelques secondes réfléchie et silencieuse.

— Oui, vous avez raison, Luis, cachez-moi ces noms… oui, cachez-les-moi, car si vous me les disiez, je saurais qui je dois haïr… et je ne veux pas que la haine entre jamais dans mon cœur !…

— Vous haïriez ces femmes ?

— Oui…

— Pourquoi donc ?…

— Parce que je serais jalouse d’elles… murmura Antonia en baissant la tête.

— Antonia, s’écria-t-il avec un transport de joie surhumaine, Antonia, je n’avais jamais réellement aimé avant de vous connaître… Mais vous… oh ! je vous aime à en mourir