Aller au contenu

Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 3, 1856.djvu/4

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

reux l’avantage des trois premières balles : je lui donne le premier coup parce que je suis Français, le second parce qu’il est à moitié ivre, et le troisième parce que, soit dit sans aucune fatuité, je vaux plus qu’un homme ordinaire !… Je sais bien que cela n’égalisera pas encore la partie, mais, je vous le répète, j’ai condamné le Jenkins ; il faut que ma justice ait son cours !…

Ces mots, prononcés avec un calme merveilleux, produisirent une vive impression sur l’assemblée ; les actions remontèrent au pair. Jenkins était en proie à une rage sans nom, l’alcool lui montait au cerveau.

Rascal ! coquin ! s’écria-t-il, c’est moi qui vais vous tuer comme un chien !

M. de Hallay sourit.

— Vous me manquerez trois fois de suite, Jenkins, dit-il, et ma balle vous atteindra au milieu du front ! Mettez-vous en place et commencez !

Le grand salon de l’établissement de la Polka avait une longueur d’environ douze mètres, soit quinze pas ordinaires ; cette distance, surtout aux États-Unis, où les duels ont généralement lieu à petite portée, était très-convenable. Le chercheur d’or s’éloignait, lorsque M. de Hallay, qui, à cette heure suprême, songeait bien plus à son expédition en Sonora qu’au danger qu’il allait courir, eut une inspiration de génie.

— Master Jenkins, s’écria-t-il, un mot !

Cette interpellation, qui menaçait de retarder le combat, fut fort mal accueillie par les Américains, et ne plut que médiocrement aux Français ; les uns et les autres trouvaient que le marquis avait assez causé, et qu’il était temps d’arriver au dénoûment.

Les actions fléchirent d’un dollar.

Jenkins se retourna d’un air tout à la fois arrogant et joyeux ; il avait comme le vague pressentiment d’un arrangement tout à son avantage.

— Que me voulez-vous encore ? demanda-t-il d’un ton rogue.

— Je veux que vous déposiez entre des mains tierces le prix de la glace qui se trouve derrière moi, et que vous allez casser sans doute… Cette, glace vaut bien deux cents dollars… Ce serait me faire payer votre mort à un plus haut prix que je ne vous estime vivant.

Cette preuve, non pas seulement de sang-froid, mais surtout de présence d’esprit et d’à-propos dans les affaires, fut accueillie par les Américains avec une haute faveur !

— Je prends des actions de la compagnie Sonorienne à vingt-cinq pour cent de prime, hurla master Sharp de la table de jeu où il était juché.

Les actions étaient demandées à vingt-cinq, elles firent aussitôt cinquante !

Jenkins, malgré les vapeurs alcooliques qui lui montaient au cerveau, comprit que la prétention de M. de Hallay lui donnait un avantage, celui de choisir sa place.

La réverbération de la glace devait le gêner beaucoup pour chercher et fixer son point de mire.

— Je n’ai point deux cents dollars à offrir en garantie, répondit-il, changeons de position.

— Soit !…

— Et vous, ne déposerez-vous pas une caution ?

— C’est inutile… Vous me semblez avoir le crâne épais. Ma balle restera dans votre tête…

Quelques secondes plus tard, chacun des deux adversaires se trouvait à son poste.

M. de Hallay, les bras croisés, tenait le canon de son pistolet renversé, sans daigner se couvrir avec son arme ; toutefois, et quoique son maintien annonçât le laisser-aller et l’abandon, il s’effaçait avec soin ; il y avait dans sa pose la savante coquetterie du duelliste émérite.

Fire, gentleman ! cria l’un des deux Kentuckiens.

Jenkins tira ; sa balle dépassa d’un pied la tête de M. de Hallay.

— Vous vous pressez trop, Jenkins ! dit tranquillement le jeune homme ; prenez votre temps.

L’Américain n’entendit probablement pas cette recommandation, car, en voyant la non-réussite de son premier coup, il avait précipitamment armé de nouveau son revolver. M. de Hallay parlait encore, lorsque la seconde détonation retentit.

— C’est mieux ! dit-il froidement.

Le projectile avait éraflé sa redingote noire avant de s’enfoncer dans la muraille.

Jenkins hésita. Une pâleur livide remplaça l’épaisse couche de rouge que ses nombreuses libations avaient placée sur ses joues. La terreur venait de dissiper son ivresse. Il flairait la mort ! Sans l’invincible pression magnétique qu’exerçait sur lui la présence des trois cents spectateurs qui suivaient d’un œil avide ses moindres mouvements, il aurait présenté des excuses au marquis et demandé grâce.

L’amour-propre lui donna du courage ; le sentiment de la conservation, de la prudence. Profitant de l’impunité au moins momentanée que lui assurait l’immobilité de son adversaire, il l’ajusta avec un soin et une lenteur extrêmes ; son doigt, au lieu de frapper nerveusement la gâchette, s’abaissa progressivement, sans secousse ; le coup partit : le chapeau de M. de Hallay foula par terre…

Le marquis, par un geste magnifique, rejeta sa chevelure en arrière, et d’une voix métallique qui vibra comme une note de clairon :

— Au front, dit-il, et levant rapidement le bras, il fit feu !

Les Américains poussèrent des hurlements de joie et de triomphe : Jenkins n’avait pas été atteint… il ne bougeait pas !

Hurra for Jenkins ! Jenkins for ever !

Jenkins tomba lourdement sur le plancher. Un point rouge, à peine visible, se distinguait à un pouce de hauteur entre ses deux yeux, juste au milieu de son front.

Ce furent alors des clameurs indicibles, une confusion inouïe, puis enfin une ovation enthousiaste à laquelle M. de Hallay dut se résigner.

Une voix de stentor dominait ce tumulte sans nom, la voix de Sharp, qui demandait des actions de la société Sonorienne à cent pour cent de prime ; chacun se moquait des prétentions absurdes du bon négociant et lui tournait le dos, car ces actions valaient alors deux cents pour cent. Sharp se résigna à se défaire à ce taux des cinq cents qu’il possédait. C’était un léger bénéfice de dix mille dollars ou cinquante mille francs qu’il réalisait dans la soirée, mais l’excellent Sharp n’était pas ambitieux, et puis il avait réfléchi