Aller au contenu

Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 3, 1856.djvu/6

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il, pour qu’il me soit possible de t’expliquer ma conduite : tu ne me comprendrais pas…

— C’est vrai, je suis bien ignorant.

— Oui, tu es bien heureux…

Un silence de quelques minutes régna entre les deux amis ; ce fut le vieil habitant du désert qui reprit la parole.

— Regarde donc, Joaquin, dit-il, comme toutes les faces pâles s’humilient devant l’homme qui a assassiné mon ami Evans ! On dirait, à les voir, qu’ils le craignent et l’adorent comme un dieu !…

— En effet, ils le craignent !

— Pourquoi donc ?

— Ce parquet teint de sang répond à ta question, dit Joaquin en indiquant du doigt la place où Jenkins était tombé.

— La face pâle que ce de Hallay a tué avait l’esprit troublé par l’eau de feu. Et puis ce n’est pas une raison, parce que l’on a eu le dessus sur un adversaire, pour que tout le monde tremble devant vous. Crois-tu que ce de Hallay soit réellement brave ?

— Oui.

— Brave comme le Peau-Rouge qui, attaché au poteau des tortures, entonne son chant de mort et insulte son ennemi, tandis que le fer coupe sa chair et que le feu brûle son corps ?

— Non, pas ainsi. Ce de Hallay a le courage de la race européenne : ardente pendant le combat, mais faible après la défaite. Les faces pâles ne craignent pas la mort, mais ils redoutent la souffrance.

Lennox resta silencieux ; il semblait réfléchir. Bientôt un singulier sourire releva ses lèvres ; Joaquin Dick le regarda avec un étonnement extrême : depuis seize ans qu’il connaissait le vieux chasseur, c’était la première fois qu’il voyait son visage déridé par un sourire.

— À quoi penses-tu, Lennox ? lui demanda-t-il.

— À me mêler et à jouer un rôle parmi les faces pâles.

Joaquin Dick se tut ; il savait qu’avec Lennox les conseils étaient inutiles ; les résolutions du vieux chasseur étaient toujours irrévocables.

En effet, Lennox, sans attendre la réponse du Batteur d’Estrade, avait quitté l’angle obscur où il s’était tenu jusqu’alors, et s’était avancé vers M. de Hallay. L’apparition de cet étrange personnage, quelque habitué que l’on fût à San-Francisco aux individualités et aux costumes les plus bizarres, produisit tout d’abord une curiosité générale. Les Américains et les Européens de toutes les nations se regardèrent en se consultant du regard. Après avoir frémi à la représentation d’un drame, n’allaient-ils pas assister à un gai vaudeville ? Si Lennox répondait à ce que l’on attendait de lui, c’était une soirée complète. Chacun se rapprocha du vieux chasseur. Lennox, sans se douter le moins du monde que la foule, par un accord spontané et tacite, venait de le choisir pour son jouet, s’arrêta devant M. de Hallay.

— Je vous ai écouté tout à l’heure pendant que vous nous livriez follement vos secrets, dit-il en mauvais anglais, et je suis maintenant convaincu d’une chose, c’est que votre légèreté égale votre ignorance… Ne m’interrompez pas… Je n’ai pas l’intention de fuir ; vous aurez tout le temps de me répondre. Une question : cet or que vous promettez à ceux qui voudront vous suivre, l’avez-vous vu de vos yeux ? Non !… Alors, quelle confiance voulez-vous que l’on ait en vous ?

La parole lente, froide, monotone, de Lennox, la nature de la question qu’il posait à M. de Hallay, changèrent en un instant les dispositions de la foule : les sourires s’effacèrent, les visages redevinrent sérieux.

M. de Hallay, malgré sa rare assurance, fut presque déconcerté. Toutefois son embarras fut de courte durée.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il à Lennox, avec un air de mépris visible.

— Que vous importe, si ce que je dis est vrai ? Avez-vous, oui ou non, vu une seule parcelle de cet or que vous promettez si généreusement ?

M. de Hallay hésita.

— Oui, dit-il, mes yeux et mes mains ont vu et touché cet or.

Lennox se mit à sourire une seconde fois, et du ton le plus calme qu’il soit possible d’imaginer :

— Votre bouche vient de prononcer un mensonge ! dit-il.

À cette insulte inattendue, le jeune homme pâlit ; mais dominant aussitôt sa colère :

— Quelqu’un de vous, gentlemen, connaît-il ce vieux fou ? dit-il en s’adressant à la foule.

Personne ne répondit ; chacun comprenait instinctivement que Lennox n’était pas un homme ordinaire.

La contenance grave et réfléchie des assistants apprit au marquis qu’il ne devait plus, sans craindre de perdre ou de compromettre sa popularité, mépriser ce nouvel adversaire.

— Votre costume et vos façons, reprit-il en s’adressant à Lennox, me donnent à supposer que vous ignorez la portée de votre propos. Vous êtes sans doute un pauvre vagabond… n’importe ; le rifle que j’aperçois dans vos mains rendrait dangereuse pour vous une seconde inconvenance… car vis-à-vis d’un homme armé l’on n’est tenu à aucun ménagement ! Voyons, expliquez-vous. Quel est le but de vos questions ? À quoi voulez-vous en venir ?

— Je n’ai pas bien compris ce que vous venez de me dire, répondit Lennox, toujours sur le même ton ; cependant, si je ne me trompe, vous me portez un défi ! si cela est, vous auriez tort.

— Tort de vous porter un défi ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne me laisserais pas sottement assassiner comme Evans.

À cette réponse, que deux personnes seules comprirent dans la foule, Joaquin Dick et M. d’Ambron, le marquis de Hallay tressaillit ; ses yeux s’injectèrent de sang ; une pâleur livide couvrit son visage.

— Votre nom ? Qui êtes-vous, misérable ? demanda-t-il d’une voix qui sifflait à travers ses dents serrées par la colère.

— Je vous ai déjà dit que cela vous importait peu. On m’appelle l’homme juste.

M. de Hallay se mit à rire d’une façon méprisante et nerveuse.