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— Tous les coquins et tous les imposteurs ont l’habitude de s’affubler de pompeux sobriquets ! L’homme juste ! ah ! ah ! vraiment ! la plaisanterie est bonne ! L’homme juste a dû s’embusquer plus d’une fois derrière un arbre ou un buisson pour faire feu sur le voyageur attardé et lui voler son or !

— Oui, je me suis souvent, en effet, caché derrière un arbre, pour abattre commodément mon ennemi, quand je savais qu’il devait passer à la portée de mon rifle, répondit Lennox ; mais je n’ai jamais volé !

La tranquille simplicité avec laquelle le vieux chasseur avouait, sans y être nullement contraint, qu’il avait souvent versé le sang humain, en dehors des règles et des usages du duel, produisit une singulière impression sur la foule ; ceux-là même qui avaient d’abord espéré qu’ils se divertiraient à ses dépens, s’éloignèrent de lui avec une superstitieuse terreur. Quel peut être cet homme ? se demandait-on de tous les côtés.

— Ainsi, reprit le marquis, au milieu du silence qui régnait de nouveau dans le salon de la Polka, ainsi vous assassinez quelquefois, mais vous ne vous battez jamais ?

— Vous vous trompez encore ! je n’ai jamais assassiné.

— Les malheureux que vous visez froidement, tranquillement et sans danger pour vous…

— C’étaient, je vous le répète, des ennemis ! S’ils avaient pu m’abattre comme je les abattais, ils n’y auraient point manqué. Il est incontestable que je préfère tirer sur un ennemi, sans m’exposer, que de livrer un combat… toute personne sensée doit penser ainsi ; mais quand le combat est le seul moyen qui me reste pour assurer ma vengeance… je me bats !…

—Vous vous battez, vous ?

— Oui !

— Prenez garde !

— Pourquoi ?

— Parce que l’envie pourrait me prendre de prouver que vous êtes un lâche coquin, et un infâme menteur !

— Vraiment, non, je ne suis ni un coquin ni un menteur ! répondit Lennox toujours imperturbable, et comme s’il ne se doutait pas de l’injure qui lui était adressée.

— Parbleu ! ma patience est à bout et ma curiosité excitée… C’est ce que nous allons voir !…

— Quoi ?

— Si vous vous battez.

— Et comment verrez-vous cela ?

— En vous mettant dans la nécessité de vous sauver honteusement ou de me montrer votre adresse au rifle.

— Je ne vous comprends plus.

Le marquis de Hallay devenait de plus en plus pâle ; les Français qui le voyaient journellement et dans une sorte d’intimité, connaissaient cette pâleur ; ils savaient qu’elle précédait toujours de grandes colères et qu’elle en était le symptôme certain ; ils s’attendaient donc à un acte de violence ; ils ne se trompaient pas…

Par un geste plus rapide que la pensée, le jeune homme leva le bras, et le bruit sourd et mat d’un horrible coup retentit au milieu du silence. Un jet de sang jaillit du front de Lennox et inonda son visage ; mais le vieux chasseur ne bougea pas : on eût dit un chêne centenaire atteint par la hache impuissante d’un bûcheron.

— M. de Hallay devait compter sur des représailles ; cependant il ne recula pas pour se mettre en défense.

— Eh bien ! vous battrez-vous maintenant ? demanda-t-il.

— Pourquoi plutôt à présent qu’auparavant ? dit tranquillement Lennox. Parce que vous m’avez frappé ? Votre coup ne m’a pas fait grand mal, pas plus que si, en courant, je m’étais cogné contre une branche.

— Quoi ! misérable, l’honneur !

— L’honneur ! interrompit Lennox en riant tout haut, ce qui ne lui était pas arrivé une seule fois dans toute sa vie… l’honneur des faces pâles n’est pas le mien ! Quand vous me reverrez… ce sera pour mourir…

Le vieux chasseur allait s’éloigner, le marquis se plaça, devant lui.

— Vous ne sortirez pas avant de m’avoir appris qui vous êtes.

— Je ne sortirai pas ? Qui m’en empêchera ?

— Moi !

Lennox poussa un cri guttural qui fit frémir les assistants ; puis, s’élançant avec une impétuosité de tigre sur son adversaire, il le saisit par le milieu du corps, l’enleva de terre comme s’il ne pesait pas plus dans ses mains qu’un faible enfant, parut hésiter, et le déposant doucement sur le plancher, il partit sans que personne osât ni l’arrêter, ni même le suivre.

— Eh bien, ami, dit le Batteur d’Estrade, tu vois ce qu’il en coûte de se mêler aux faces pâles, quand on n’a plus ni leurs mœurs ni leur langage. Lorsque ton sang a coulé, j’ai eu toutes les peines du monde à me retenir… mais j’ai eu peur de te contrarier… et puis je savais que si tu voulais…

— Oui, Joaquin, tu m’aurais contrarié. Merci ! Oh ! je ne me plains pas… je suis bien heureux… ma haine s’est retrempée dans ce sang, car, je puis te l’avouer maintenant, je craignais parfois d’être injuste envers les faces pâles. Je me disais, que ceux qui parcourent nos déserts ne sont que le rebut des villes. Je ne donnerais pas ma soirée d’aujourd’hui pour cent livres de la meilleure poudre anglaise !

— Pourquoi n’as-tu pas brisé le crâne de ce de Hallay contre la muraille ?

— Tu oublies que j’avais déjà Evans à venger !… Cet homme doit mourir deux fois par la souffrance… pour Evans et pour moi…

— Mais qui t’assure que tu le retrouveras jamais ?…

— Il sait que ton or repose dans le désert… Je suis certain qu’il viendra l’y chercher.

— C’est vrai.

— Adieu, Joaquin.

— Tu n’as aucune recommandation à me faire ? À revoir !

Lennot hésita.

— Je désire, Joaquin, dit-il, que tu retournés tout de suite dans cette grande réunion d’où nous sortons, et que tu apprennes à ceux qui m’ont vu frappé, que je me nomme Lennox.

— Tu seras obéi.

— Les deux amis se séparèrent.

— Ah ! pensait le Batteur d’Estrade en se dirigeant vers