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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 4, 1856.djvu/21

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— Vraiment, señor Joaquin, s’écria-t-il, j’étais bien loin de penser que j’aurais le plaisir de vous rencontrer, ce matin, à la Ventana. Mais qu’avez-vous donc, seigneurie ? comme vous êtes pâle ! De quelle singulière façon vous me regardez !… vous serait-il arrivé un malheur ? serais-je assez heureux pour que vous ayez besoin de mes services ?

Le Batteur d’Estrade ne répondit pas. Grandjean, soit que ce silence l’embarrassât, soit plutôt que la fixité du magnétique regard de Joaquin pesât sur lui, parut tout décontenancé. Il voulut reprendre la parole, mais sa voix n’aboutit qu’à un murmure.

— Bien sûr, grommela-t-il entre ses dents, il est arrivé un malheur !… et instinctivement il se recula de quelques pas.

L’immobilité de Joaquin Dick avait quelque chose de menaçant ; son calme était de ceux qui précèdent les orages.

Il s’avança lentement, les bras croisés, les lèvres serrées et le front sillonné de rides vers le géant, et d’une voix dont l’intonation d’une monotonie exagérée dénotait une violente colère concentrée et prête à faire éruption :

— Un crime a été commis ici tout à l’heure, Grandjean, dit-il, et je cherche le coupable pour le punir !…

— Si votre seigneurie désire que, de mon côté, je me mette en campagne, je suis prêt à lui obéir ! La nature du crime m’importe peu… Mais je vous demanderai le signalement de l’homme que vous voulez atteindre…

— Ah ! la nature de ce crime t’importe peu ?

— Votre seigneurie sait bien que je ne me mêle jamais des affaires d’autrui… Qu’est-ce que cela me fait que des gens se riflent, s’égorgent et s’assassinent, du moment que les éclaboussures de ces violences ne rejaillissent pas jusque sur moi !… Si je propose à votre seigneurie de l’aider dans ses recherches, ce n’est pas que je tienne le moins du monde à faire acte de justice, mais seulement de dévouement. Le coupable serait innocent que, du moment qu’il vous déplaît, il y a pour lui une balle dans le canon de ma carabine.

— Ainsi tu es résolu, Grandjean, à tuer cet homme sur un signe de moi, et sans entendre sa justification, si, par hasard, il en avait une bonne à te donner ?

— Un homme que l’on veut rifler a toujours, si on l’écoute, un excellent prétexte pour vous prouver que vous auriez tort d’appuyer le doigt sur la gâchette. Et puis, seigneurie, je ne suis pas plus poltron ou moins brave qu’un autre, mais je préfère de beaucoup surprendre un homme dont je dois me défaire, à l’avertir qu’il ait à se tenir sur ses gardes.

— Eh bien ! moi, Grandjean, je serai plus généreux !… Non-seulement je laisserai à cet homme le temps nécessaire pour établir, si cela lui est possible, son innocence… mais encore, si je le condamne, je ne le frapperai qu’après l’avoir mis sur ses gardes.

— Dame ! seigneurie, vous, c’est tout différent, vous pouvez vous permettre ces générosités-là, à bon compte. Personne n’ignore que vous êtes invulnérable. Oh ! ce n’est pas que je prétende que vous soyez un sorcier… non… Mais enfin, ce qu’il y a de certain, c’est que l’homme que vous attaquez est un homme perdu.

— Si cet homme a un rifle dans ses mains, et qu’il ne soit pas trop lâche pour s’en servir, rien ne l’empêchera de me jeter mort sur le carreau… Ton rifle est-il chargé, Grandjean ?

— Oui, seigneurie, toujours !

— Bon !

Le Batteur d’Estrade, les yeux fixés sur ceux du géant, avança encore d’un pas vers lui, jusqu’à lui toucher presque la poitrine, puis d’une voix devenue frémissante :

— Misérable, lui dit-il, n’est-ce pas toi qui as enlevé Antonia ? Qui t’a fait agir ? Combien t’a-t-on payé ce crime ?

Ces paroles, prononcées avec une sombre énergie, produisirent une impression profonde sur le Canadien.

Une teinte vineuse envahit ses joues hâlées et durcies par le soleil, ses grosses lèvres s’agitèrent sans émettre aucun son, et son œil gris, ordinairement si sec et si dénué de rayonnements, se troubla, comme si de son orbite sortait une humide vapeur !

— Mais réponds donc, misérable ! reprit Joaquin avec une violence croissante. Es-tu, oui ou non, l’auteur du rapt de la comtesse d’Ambron ?

— Oui, seigneurie !

— Qui t’a commandé ce crime ?

— Un crime, dites-vous, seigneurie ?…

— Pas de mots inutiles ! Le nom de ton complice.

— Miss Mary !

— Ah !

Un éclair de joie illumina le sombre regard du Batteur d’Estrade.

— Où est maintenant la comtesse d’Ambron ?

— Je l’ignore, seigneurie !

— Comment cela, tu l’ignores ? Tu mens, infâme ! Où l’as-tu conduite ? qui la retient prisonnière ?

— Je vous jure, seigneurie, que je vous ai répondu la vérité. J’ai laissé la señora Antonia entre les mains de mon ancien maître don Enrique ; je ne saurais donc vous apprendre où elle se trouve en ce moment-ci.

— Antonia… ma… mon enfant… au pouvoir du marquis de Hallay !… Oh ! malheureux que je suis !… Grandjean, le coupable que je cherchais, c’est toi… et toi, tu vas mourir !…

— Seigneurie, écoutez-moi… je vous en conjure…

— As-tu écouté Antonia, lorsqu’elle t’a supplié de lui rendre la liberté ?… car elle t’a supplié… n’est-ce pas ?… Antonia, un ange, avoir été réduite à s’abaisser devant un misérable bandit… un lâche coquin comme toi… C’est horrible !…

— Oui, seigneurie, j’en conviens, reprit Grandjean avec une fermeté qui annonçait plus de résignation que d’espoir, elle m’a supplié ; et si j’ai refusé, si je suis resté sourd à ses prières, ce n’est pas que la voix de la cupidité eût étouffé en moi celle de la pitié, mais bien parce que j’avais engagé ma parole à miss Mary et que je suis esclave de ma parole… À présent, si voulez me tuer sans écouter ma justification, soit, vous le pouvez ; ma vie vous appartient doublement, car vous me l’avez sauvée deux fois : je ne me défendrai pas !

Le sang-froid, ou, pour être plus exact, la suprême apathie du Canadien arrêta, sans la diminuer, la fureur du Batteur d’Estrade.

— Tu es dans ton droit, dit-il, parle… Avant de te juger, je dois t’écouter !

— Seigneurie, reprit Grandjean, si j’ai consenti à me charger de la conduite de cette affaire, c’est parce que miss