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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 4, 1856.djvu/22

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Mary, que l’enfer extermine ! m’avait persuadé que, de l’enlèvement de la señorita Antonia dépendait votre bonheur !… Quelles raisons l’Américaine a-t-elle fait valoir à mes yeux ? c’est ce que je ne saurais plus maintenant vous dire. Ce que je puis vous affirmer, c’est que, quand elle m’expliquait toutes ces choses-là, elle semblait avoir complètement raison, et que, moi, je la croyais entièrement. Je ne comprends pas très-bien encore le mal qu’à mon insu j’ai pu faire car il est certain que, tôt ou tard, vous finirez par rejoindre et délivrer la señora Antonia. Or, que vous importe qu’elle reste quelques jours avec le marquis ?… Elle est si jeune, qu’une semaine, un mois, une année même ne la changeront pas beaucoup… Au contraire, elle ne sera que plus grande et plus forte, c’est-à-dire bien plus jolie… Enfin, seigneurie, je me figure que je vous serai plus utile vivant que mort !

— Tu as dit tout ce que tu avais à dire, Grandjean ?

— Oui, seigneurie, tout !… je n’aime pas les phrases.

— Ainsi, c’est dans l’unique, but de me rendre service, et trompé par miss Mary, que tu as prêté les mains à cette odieuse et criminelle action ?

— Oui, seigneurie.

— Alors, tu n’as reçu aucun argent ?

Le Canadien baissa la tête.

— Je vous demande pardon, seigneurie ; miss Mary m’a remis cinquante onces d’or[1] et une traite de cinq mille piastres sur master Sharp, son père… Il faut tout de même que l’Américaine vous aime joliment pour qu’elle se soit décidée, elle qui connaît si bien le prix de l’argent, à me payer si cher une besogne aussi facile et aussi simple… Après tout, c’est aussi une bien belle femme que cette grande miss Mary !

Depuis que le Canadien avait avoué avoir touché le prix de son crime, le Batteur d’Estrade ne l’écoutait plus, il armait sa carabine. Tout à coup il redressa, par un brusque mouvement de cou, sa tête qui s’inclinait pensive.

— Tu es un condamné, Grandjean ! dit-il… Défends-toi…

Le Canadien resta immobile.

— Ne m’entends-tu pas, misérable !

— Oui, seigneurie… mais je vous répète que ma vie vous appartient. Je suis un honnête homme… Prenez-la.

— Un honnête homme, toi !… Non pas, tu n’es qu’un lâche !…

Grandjean tressaillit.

— Un lâche ! un lâche !… qui n’ose s’attaquer qu’aux femmes et que le regard d’un homme fait trembler et pâlir !… un lâche !… tellement lâche… que si je n’avais pas à te punir ; je ne daignerais pas même, ainsi que je le fais en ce moment, te frapper au visage !…

Un coup sec et mat retentit ; c’était la main fine et nerveuse de Joaqujn Dick qui venait de s’abattre sur la joue de Grandjean.

Le géant poussa un soupir qui ressemblait au mugissement d’un buffle en fureur, mais il ne bougea pas.

— C’est un poing qu’il faut à ta dure épiderme, reprit Joaquin avec un effrayant et implacable sang-froid ; ah ! la honte n’a pas de prise sur ton infamie ; eh bien ! que la douleur te réveille de ta vile torpeur et m’empêche de devenir un assassin…

Le Batteur d’Estrade n’avait pas achevé sa phrase, que son poing frappait le Canadien au front ; le sang jaillit avec violence.

Grandjean chancela sous le coup ; une expression de rage sauvage et brutale imprima un effrayant cachet de férocité sur son large et osseux visage.

— Mille tonnerres ! s’écria-t-il d’une voix rauque.

— En bien ! lâche ! lâche !… répéta Joaquin.

Le Canadien leva vivement son rifle ; mais, faisant un effort sur lui-même, il changea la direction de son mouvement, et, jetant sa carabine à vingt pas de lui, il se croisa les bras, ferma les yeux, et d’une voix qui exprimait une immense douleur et un attendrissement profond :


— Je vous aime Joaquin, murmura-t-il ; pardonnez-moi, et ne me faites pas trop souffrir… Adieu !

Des larmes mêlées au sang qui coulait en abondance de son front inondaient les joues du Canadien. Le Batteur d’Estrade se sentit attendri ; sa colère tomba.

— Grandjean, s’écria-t-il avec un élan de bonté dont il n’eût certes pas été susceptible une heure auparavant, c’est-à-dire avant la découverte des lettres de Carmen, Grandjean, pardonne-moi… le désespoir m’avait rendu fou… Ta main, mon pauvre ami… Je crois à ton repentir !…

— Moi, toucher votre main, seigneurie, répéta le géant avec une émotion indicible, oh ! non, je ne suis pas digne d’un tel honneur. Ce sera ma récompense lorsque j’aurai racheté ma faute, mon crime… Demain j’aurai cessé de vivre, ou bien la señorita Antonia sera libre et heureuse à vos côtés.

— Le repentir rachète toutes les fautes, dit Joaquin Dick avec une mélancolie pleine de tristesse. Ta main, mon ami !

— Dieu ! que vous êtes bon ! s’écria le géant.

— Un dernier mot, Grandjean. Promets-moi que, sans mon consentement, tu ne tenteras rien en faveur d’Antonia… L’excès de ton zèle pourrait déranger mes plans et retarder le moment de la délivrance de madame d’Ambron.

— Je vous le promets, seigneurie.

— Ne t’éloigne pas de la Ventana ; d’un instant à l’autre je puis avoir besoin de toi.

— Que Dieu vous entende, seigneurie !… Que ce Joaquin est donc bon ! répéta le Canadien en suivant du regard le Batteur d’Estrade, qui rentrait au rancho. Il aurait dû me tuer cent fois pour une, et, au lieu de me poignarder, il m’a appelé son ami et m’a serré la main… Est-ce que je ne trouverai donc pas l’occasion de me faire casser la tête pour lui ?… Si… je la trouverai… et, pi je ne la trouve pas… eh bien ! je la ferai naître.

Grandjean, après avoir étanché le sang qui ruisselait de son front, était allé ramasser son rifle, lorsqu’en se relevant, il aperçut l’illustre Panocha qui se dirigeait de son côté. Le noble hidalgo avait l’air extrêmement affligé.

— Chère Antonia, murmurait-il, chère Antonia, ce n’est pas votre faute si je n’ai pas trouvé une seule piastre dans votre retiro… non, ce n’est pas votre faute et je ne vous en veux pas de cela… mais c’est triste… bien triste.

La vue du Mexicain donna une idée au géant.

— Holà ! Panocha ! lui cria-t-il, deux mots…

  1. L’once vaut, selon le change, de 80 à 85 francs.