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plaisir de lui porter ces deux lignes. Si cela ne suffit pas, j’aurai recours à un autre moyen.

— Et la faveur que j’ai à te demander ? dis-je en prenant le feuillet que Jouveau venait de griffonner, puis d’arracher de son portefeuille.

— Nous en reparlerons tout à l’heure. L’important pour le moment, c’est que ce gendarme, si fier de son uniforme, sache que je veux avoir les chevaux dont il s’est emparé. Dépêche-toi ; s’il était parti, tu courrais après lui.

Je renfourchai aussitôt la rosse qui m’avait déjà servi, et m’élançai, la joie et l’espérance au cœur, vers la maison de réclusion.

À peine fus-je hors de la vue de Jouveau, que je lus le billet qu’il venait de me remettre. Il contenait ces simples mots :


« Fichue canaille ! qui veux t’opposer à la mission dont je suis chargé par la Convention, tu es donc un conspirateur ? Tes chevaux ou la mort !


— Ma foi, pensai-je après avoir pris connaissance de ces lignes dignes de Tacite, il est probable que ce pauvre M. de N*** ne partira pas aujourd’hui de Sauve. Qui sait ! le proverbe prétend que « qui a terme a vie » ; le proverbe pourrait bien avoir raison.

Le lieutenant de gendarmerie, après avoir jeté les yeux sur le billet, ne put dissimuler sa mauvaise humeur ; mais prenant aussitôt son parti :

— Nous ne partons pas aujourd’hui, dit-il en se retournant vers ses gendarmes ; qu’on reconduise les accusés en prison.

N’ayant, le lecteur le comprendra sans peine, ni temps à perdre, ni compliments à attendre de la part de l’officier, pour la façon dont j’avais rempli ma mission auprès de mon cousin Jouveau, je m’empressai de m’éclipser sans bruit.

— Maurice ! m’écriai-je en apercevant le jeune homme qui venait d’abandonner un moment sa tante aux soins des braves gens qui l’avaient recueillie, pour accourir rassurer son oncle ; Maurice, les moments sont précieux ; pas de questions, je vous prie, mais des réponses précises.

— Parlez, me dit Maurice avec émotion.

— Votre oncle est-il riche ?

— Oui, me répondit-il, sans entrer dans aucune explication pour se conformer à mon ordre.

— Peut-il disposer d’une somme de cent louis en or ?

— Oui.

— Très-bien : plus un mot. Je n’ose vous affirmer que votre oncle soit sauvé, mais cependant je puis vous assurer que sa position s’est singulièrement améliorée depuis un quart d’heure. À revoir. Allez m’attendre à l’auberge. Que Dieu vous protége !

En parlant ainsi, je remontai à cheval et m’en fus, laissant le jeune homme en proie à une anxiété qui, il me l’avoua par la suite, lui fit douter un moment de sa raison.

— Eh bien ! me cria Jouveau d’aussi loin qu’il m’aperçut, le gendarme s’est-il révolté ?

— Non, cousin. Il paraît, au reste, que ton billet était rédigé de main de maître, car à peine y eut-il jeté les yeux, qu’il donna l’ordre de dételer.

— Cela prouve que cet officier est un garçon d’esprit. Ainsi je puis continuer mon voyage ?

— Rien ne s’y oppose, cousin, si ce n’est cependant qu’il est l’heure de déjeuner, que je meurs de faim, et que si tu voulais bien t’arrêter à Sauve une heure ou deux, tu trouverais en moi un convive digne de te tenir tête.

— Je ne demanderais pas mieux, mais je suis tellement pressé. Au fait, la République ne me décernera pas une médaille d’or pare que j’arriverai là où l’on m’attend une heure ou deux plus tôt ou plus tard !… Va pour le déjeuner.

Ce que j’avais prévu et espéré arriva, c’est-à-dire que mon cousin Jouveau ou Curtius, lorsqu’il eut vidé deux bouteilles de vin, devint d’une humeur charmante.

— À propos, cousin, me dit-il, quelle est donc cette faveur que tu avais à me demander ?

— Mon cher Curtius, voici en peu de mots ce dont il s’agit : Hier, le comité révolutionnaire du district a donné l’ordre d’appréhender au corps et de diriger sur Paris un certain ex-lieutenant criminel du nom de N***. La cause de cette arrestation est une dénonciation calomnieuse dont il sera facile de le justifier…

— Diable ! dit Curtius en m’interrompant, un ex-lieutenant criminel ne peut être que coupable, car le peuple aime beaucoup à voir exécuter ces sortes de gens. Quant à moi, je garde toujours en réserve quelques employés de l’ancien régime pour les jours où les provisions de grains manquent… As-tu fait valoir ces considérations à ton protégé ?… Vraiment j’ai peur que tu n’aies encore emmanché cette affaire avec une déplorable bonhomie, ou que tu aies laissé voir le fond de ta bourse sans fonds !…

— Cousin, tu me fais injure, m’écriai-je. Écoute-moi donc avant de me juger. D’abord, et avant tout, je dois repousser avec indignation ce mot de protégé que tu viens d’employer pour désigner mon client. Je protége mes intérêts, et voilà tout…

— Très-bien, cousin… Ta métamorphose me comble de surprise et de joie. Continue. Je commence à croire que tu me vaux presque…

— L’ex-lieutenant criminel N***, continuai-je, est un original qui préfère monter sur la guillotine à entrer en transaction ; c’est donc avec son neveu, jeune homme plein de franchise et de naïveté, que j’ai dû traiter.

— Ah ! ah ! on ne peut mieux.

— Ce neveu, que j’ai effrayé en lui faisant une peinture effroyable de la guillotine, m’a promis, si j’obtenais la mise en liberté de son oncle, de me rendre une visite à l’auberge où je demeure, et d’oublier en sortant cent louis sur la cheminée de ma chambre !

— En or, et non en assignats !

— Jouveau, m’écriai-je d’un ton de reproche, il faut que tu aies une bien mauvaise opinion de moi, pour m’accabler ainsi d’insultes ! J’ai stipulé en louis d’or, et j’ai même eu soin de faire remarquer que, n’étant pas un agioteur, je n’accepterais ces louis qu’au taux de vingt-quatre livres, et sans tenir compte du change extraordinaire auquel l’or est coté aujourd’hui, vu sa rareté.

— Tu as songé au change, s’écria Jouveau en me sautant au col et en m’embrassant. Cousin, tu es un garçon d’avenir, et tu arriveras à tout ! Si jamais tu devenais ministre, je me recommande à toi. Quant aux cent louis, je les refuse.

— Tu les refuses ! répétai-je en ne pouvant cacher la stupeur que me causa cette réponse.

— Sans hésiter, cousin ! Écoute-moi à ton tour ! Que ton ex-lieutenant criminel soit coupable ou non, peu importe ; la question n’est pas là. La véritable façon d’envisager l’affaire est celle-ci : Quels profits peut-on retirer, politiquement parlant, de l’exécution d’un magistrat ayant appartenu à l’ex-monarchie ? à quels dangers s’expose-t-on en le sauvant ? Je trouve, moi, que les avantages qu’offre la mort d’un semblable personnage sont très-grands : c’est une queue de chien d’Alcibiade que l’on coupe juste à l’heure où la curiosité publique s’acharne après une de vos actions que vous ne tenez pas précisément à expliquer.

C’est un moyen certain de distraire le peuple le jour où la ration de pain diminue de poids et baisse de qualité ; une distraction infaillible à l’heure où l’on reçoit la nouvelle d’un désastre militaire, etc., etc. À présent, quant aux dangers auxquels je m’expose en escamotant la tête de ton client au bourreau, je t’avouerai franchement, entre nous, qu’ils sont à peu près nuls.

Mais au total, comme ils pourraient exister, il faut en tenir compte comme s’ils existaient. Or, jouer sa liberté et son existence pour cent louis, quand on occupe déjà une position sociale agréable, ce serait le fait d’un fou… Voilà, il me semble, des considérations que tu aurais dû faire va-