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Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 3, 1866.djvu/24

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comprendra sæns peine, de l’ordre d’élargissement et s’en fut avec en courant.

— Si ce jeune homme était âgé de quatre ans de plus, je ne me serais pas fié à lui, me dit Jouveau. Je ne fais jamais d’affaires à crédit, qu’à coup sûr ; mais à revoir, cousin, il faut que je me remette en route. Embrassons-nous une dernière fois, et n’oublie point que tu as en moi un ami dévoué à la vie et à la mort, que tu trouveras toujours prêt à l’obliger. Je serai de retour à Marseille dans quatre jours ; viens m’y rejoindre le plus tôt que tu pourras ; je te garantis de beaux bénéfices.

Une fois que la chaise de poste qui emportait Jouveau eut disparu, je m’empressai de courir à la prison.

La première personne que je rencontrai fut l’ex-lieutenant criminel qui en sortait.

— Voici votre libérateur, mon oncle, lui dit Maurice d’un air froid et gêné, en me désignant à lui par un signe de tête.

M. de N***, avec une vivacité dont je ne l’aurais pas cru capable, se jeta aussitôt à mon col et m’embrassa à plusieurs reprises.

— Ah ! monsieur, me dit-il, vous ne pouvez vous imaginer ce que j’ai souffert depuis hier. Croyant mon malheur inévitable, je ne voulus pas laisser éclater une douleur inutile et qui eût assombri encore davantage le sanglant souvenir que léguait ma mort à ceux que j’aime… Mais je souffrais à cette pensée d’abandonner ma famille, oh ! je souffrais comme il n’est pas donné à la parole de l’exprimer.

L’excellent de N*** me quitta alors pour courir auprès de sa femme, déposée mourante, le lecteur doit s’en souvenir, dans une maison voisine de la prison.

— Restez un moment avec moi, je vous prie, monsieur, dis-je à Maurice en le voyant se disposer à suivre son oncle, j’ai à vous parler.

— Maurice, continuai-je en remarquant son indécision, un service rendu vous pèse-t-il donc à ce point que vous ne puissiez supporter le vue de l’homme qui a été assez heureux pour vous venir en aide ? Dieu m’est témoin que je ne tiens aucunement à la reconnaissance de ceux que le hasard me met parfois à même d’obliger, et que mes reproches à votre égard ne me sont pas dictées par l’amour-propre. Seulement, Maurice, je vous estimais, et votre ingratitude m’est douloureuse et pénible, en ce qu’elle m’arrache violemment une illusion. À présent, adieu ! nous ne nous connaissons plus.

— Mais permettez, monsieur, dit le jeune homme de plus en plus embarrassé, en me saisissant par le bras, vous ne pouvez vous éloigner ainsi !… Vous oubliez…

— Quoi donc ? demandai-je en voyant Maurice hésiter et garder le silence.

— Les cinq cents livres que je vous dois et que vous avez bien voulu m’accorder vingt-quatre heures pour vous payer, répondit-il d’une voix sourde et en laissant la tête.

— Les cinq cents livres que vous me devez ! répétai-je en me sentant pâlir de colère. Ah ! je comprends à présent et votre gêne et votre froideur vis-à-vis de moi ; vous m’avez pris pour un spéculateur de sang humain ! Vous avez cru que je m’étais associé à Curtius !… Maurice, pour être tombé dans une pareille erreur, pour n’avoir pas compris qu’en affectant de me rendre complice d’un misérable, je avais en vue que le salut de votre oncle, il faut que vous n’ayez dans le cœur ni grandeur, ni générosité, ni dévouement… Je vous plains… Adieu…

À mesure que je parlais, je voyais la rougeur de la honte s’épaissir de plus en plus sur le front du jeune homme ; enfin, lorsque je lui dis adieu :

— Oh ! pardon, mon frère, s’écria-t-il en se précipitant à son tour dans mes bras, oh ! pardon ! Je suis, je l’avoue, un fou, un misérable, d’avoir pu concevoir ne telle opinion de vous ! Que voulez-vous ? mon imagination a été tellement épouvantée par le cynisme de ce Curtius, qu’il n’y a pas à s’étonner que j’aie un moment, trompé par l’apparence de votre complicité, douté de votre désintéressement. À quelles excuses, à quelles humiliations ordonnez-vous. que je descende pour obtenir de vous mon pardon ? Parlez, j’obéirai.

Il y avait un tel regret dans la voix et dans la contenance du jeune homme, que je me contentai pour toute réponse de lui tendre la main.

La paix faite, nous nous empressâmes Maurice et moi, de rejoindre M. de N***, que nous trouvâmes tout en pleurs, agenouillé au pied du lit où reposait sa pauvre femme.

— Eh bien ! mon oncle ? lui demanda Maurice avec anxiété.

— Hélas ! mon ami, lui répondit-il d’une voix brisée par la douleur, c’eût été trop de bonheur de nous retrouver tous heureux ensemble !

— Ma tante serait-elle donc en danger ?

— Écoute-la et frémis ! dit l’ex-lieutenant criminel, en étendant le doigt vers la malheureuse femme qui venait de se lever à moitié, et qui, partant d’un éclat de rire strident et nerveux, se mit à fredonner entre ses dents le Ça ira !

— Ma tante ! ma tante ! revenez à vous ! s’écria Maurice.

— Elle ne t’entend pas, Maurice, Ne vois-tu pas que le souffle du malheur, en passant sur son intelligence, l’a desséchée, dit N*** en laissant tomber sa tête sur sa poitrine. Ta tante n’appartient plus à ce monde que par la souffrance physique… sa raison a disparu !

— Folle ! Ah ! mon Dieu !

À cette révélation, qui me produisit une impression que je ne saurais rendre, j’allais prendre la main de Maurice pour l’entraîner loin de ce douloureux spectacle, lorsque la porte de la chambre s’ouvrit et qu’un homme vêtu de noir entra dans la pièce où nous nous trouvions : c’était un médecin.

Après s’être enquis des causes qui avaient produit la maladie de madame de N***, et lui avoir prescrit une potion calmante, le praticien se retira, je le suivis.

— Eh bien, docteur, lui dis-je, que pensez-vous de l’état de cette pauvre infortunée ? Entrevoyez-vous le moyen de la rappeler à la raison ?

— Si d’ici à demain, la fièvre cérébrale ne se déclare pas, dans deux jours la citoyenne sera hors de danger, me répondit-il. Quant à cette folie apparente qui vous a si fort effrayé il n’y a pas à s’en inquiéter, c’est tout bonnement du délire.

Je ne puis dire la joie que me causèrent ces paroles et, en effet, le docteur ne se trompait pas dans son pronostic, car le lendemain madame de N***, après une nuit assez calme, se réveilla, faible encore, mais complètement revenue à la raison ; seulement, il fallut user de grands ménagements pour lui apprendre la délivrance de son mari. Complètement rassuré sur le sort de cette intéressante famille, je pris le soir même congé de M. de N*** et de Maurice, malgré les vives instances qu’ils firent pour me retenir, et je me remis en route.

Je me souviens d’avoir lu au collége, dans mon cours de géographie, que Ganges est une ville manufacturière fort animée, qui possède des fabriques de bas et de bonnets : je ne sais si le cours de géographie a été fait fort légèrement, ou si la révolution, ce qui me paraît plus probable, a complètement changé l’ancien état de choses, toujours est-il que quand je traversai Ganges, toutes les boutiques étaient fermées et qu’un morne silence régnait dans la ville.

Un perruquier, dans la boutique duquel j’entrai pour me faire raser, m’apprit, par sa conduite et par ses propos, à quel point l’esprit révolutionnaire avait fait des progrès dans cette petite ville jadis exclusivement adonnée à l’industrie.

C’était un jour de décade : aussi, la boutique du frater était-elle pleine de clients de toutes sortes, d’autant plus que, depuis l’établissement de l’égalité, les barbiers refusaient de se rendre en ville ; les vieillards impotents étaient tenus de se faire transporter chez ces derniers, s’ils voulaient ne pas porter des barbes semblables à celles des anciens augures.

Une dizaine de personnes assises sur un banc adossé le long du mur attendaient leur tour de rôle, pendant que le perruquier, tenant une de ses pratiques la tête renversée en