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tendre, s’écria M. de La Rouvrette : je les ai fait avertir, et, si je ne me trompe, les voici qui arrivent.

En effet, à peine ces paroles étaient-elles prononcées, qu’une quinzaine de paysans se montrèrent à quelques pas de nous. C’était la station des gentilshommes qui se rendaient à l’appel de M. de La Rouvrette.

Cinq minutes suffirent pour mettre les nouveaux venus au courant de l’affaire. Nicolle comprit, aux exclamations de colère qui partirent des gentilshommes pendant que M. de La Rouvrette leur racontait le crime odieux dont il s’était rendu coupable, qu’il était perdu, et il s’évanouit. En effet. la délibération ne fut pas de longue durée : à l’unanimité on prononça contre le meurtrier la peine de mort.

En vain les ecclésiastiques demandèrent sa grâce, en vain ils parlèrent de clémence et de pardon, les gentilshommes de la station voisine restèrent inflexibles ; je m’avouai en moi-même qu’ils avaient parfaitement raison, et qu’a leur place j’agirais comme eux. Toutefois, afin d’épargner à l’évêque et aux chanoines la vue de la scène de sang qui allait se passer, les nouveaux venus attendirent leur départ pour procéder à la punition du coupable.

Déjà quatre ou cinq gentilshommes armaient leurs fusils, lorsque le jeune comte de L*** apparut, pâle et chancelant, au milieu de nous.

— Mes amis, dit-il, laissez-moi, je vous en prie, interroger cet homme.

Le comte de L***, sans attendre de réponse, se précipita aussitôt vers Nicolle, qui reprenait ses sens, et, le secouant rudement :

— Est-il vrai, lui demanda-t-il d’une voix altérée, que mademoiselle Laure ait épousé le citoyen Durand, l’ex-charron, et actuellement président ou administrateur du district ? Prends garde de vouloir me tromper !

— C’est vrai, répondit Nicolle. Quant à vous tromper, quel avantage en retirerais-je ? Je vois bien que mon sort est irrévocablement fixé. Je n’ai plus rien à craindre ni à attendre sur la terre.

— Un homme fusillé tombe comme sil était frappé par la foudre, presque sans souffrir, reprit le jeune comte de L*** d’une voix sombre, tandis que celui que l’on accroche par les pieds et qu’on laisse mourir de faim subit une torture dont la durée et l’atrocité épouvantent la pensée ! Prends garde, je te le répète, le sort de cet homme sera le tien, si tu ne réponds pas avec la plus entière franchise à mes questions.

— Parlez, monsieur le comte, répondit Nicolle en laissant tomber avec accablement sa tête sur sa poitrine.

— Tu prétends que mademoiselle Laure est mariée, reprit le comte, et comme si ces paroles lui coûtaient un grand effort ; soit, je te crois. A-t-elle l’air d’être heureuse ? sourit-elle à son époux ? semble-t-elle satisfaite de son sort ? Voilà ce que je veux savoir.

— Je n’ai jamais vu sourire la citoyenne Durand, répondit Nicolle, mais je l’ai souvent surprise essuyant ses larmes ! Quoique, depuis un mois qu’elle est mariée, je ne l’aie guère perdue de vue, je ne me rappelle pas l’avoir entendue prononcer dix paroles. Aux questions que lui adresse son mari, elle répond par un simple signe de tête ; aux menaces qu’il lui fait, par la résignation et le silence !

— Ah le citogen Durand menace sa femme ! interrompit le jeune comte de L***, d’une voix que la fureur rendait presque inintelligible.

Il fait plus que de la menacer, il se jette parfois sur elle avec une rage de fou furieux et la foule à ses pieds.

En entendant cette réponse, le comte de L*** fut pris d’un tel tremblement nerveux, qu’il dut s’appuyer contre un arbre pour ne pas tomber. Toutefois, reprenant bientôt, par un suprême effort de volonté, son empire sur lui-même, il continua l’interrogatoire du condamné.

— À quelle heure la citoyenne Durand se trouve-t-elle le plus ordinairement chez elle ? demanda-t-il en terminant.

— De huit à neuf heures du soir, lorsque son mari ne la contraint pas à aller au club.

— C’est bien ! je sais tout ce que je voulais savoir. Messieurs, je vous remercie de votre complaisance, ajouta le jeune homme en s’adressant à ses compagnons d’infortune, vous pouvez à présent fusiller cet homme.

Nicolle, en entendant ces derniers mots, tomba à genoux devant nous et nous demanda grâce.

— Mon garçon, lui répondit un des proscrits, tes supplications parfaitement hors de propos ne servent qu’à prolonger ton agonie. Rien ne peut te sauver.

— Quoi ! mes bons messieurs, mon repentir, mes aveux…

— Allons, à genoux, reprit le proscrit ; voilà déjà trop de paroles.

— Eh bien, puisque je dois mourir, s’écria Nicolle, j’aime mieux au moins que ce soit en honnête homme qu’en bandit. Messieurs, je vous en conjure au nom du ciel, accordez-moi un prêtre pour recevoir ma confession dernière.

À cette demande imprévue, les proscrits se consultèrent entre eux du regard.

— C’est trop juste, dit enfin celui qui déjà avait pris la parole ; on va aller chercher un prêtre.

Un quart d’heure plus tard le vénérable curé, mon ami de la veille, agenouillé auprès du condamné, recevait sa confession.

— Messieurs, nous dit Nicolle d’une voix ferme, lorsqu’il eut reçu l’absolution, je reconnais que j’ai mérité la mort que vous allez m’infliger ; que je suis indigne de votre pardon. Et, tenez, tout à l’heure, en vous promettant que, si on me rendait la liberté, je garderais religieusement le secret de votre retraite, je savais bien, en moi-même, que cela ne me serait pas possible ; que, tôt ou tard, mon maître me forcerait à parler, et que, pour éviter l’échafaud, je serais forcé de vous sacrifier tous.

L’infortuné se leva alors avec peine de dessus le tas de feuilles où il était couché, car le sang qu’il avait perdu à la veille l’avait fort affaibli, et s’adressant aux proscrits :

— Où faut-il vous suivre, messieurs ? leur demanda-t-il.

— Mais nous n’avons pas besoin de changer de place, nous sommes très-bien ici, lui répondit-on.

Puis, presque au même instant, cinq ou six détonations retentirent, et l’assassin tomba mortellement frappé.

— Monsieur, me dit alors le jeune comte de L*** en me prenant par le bras, hier vous avez bien voulu m’offrir vos services, que j’ai acceptés : êtes-vous toujours dans les mêmes dispositions à mon égard ?

— Je n’ai qu’une parole, monsieur le comte. Aujourd’hui, comme hier, je suis à vos ordres. Permettez-moi même d’ajouter que l’état déplorable dans lequel vous êtes ne fait qu’augmenter encore le désir que j’ai éprouvé, en vous voyant pour la première fois, de vous être utile. Parlez, que puis-je pour vous ?

— Vous pouvez me prêter votre feuille de route et me mettre ainsi à même de pénétrer et de rester quelque temps à Saint-Flour, sans être remarqué et poursuivi.

— Ah ! diable ! vous prêter ma feuille de route ! Mais c’est à peu près comme si vous me demandiez de vous prêter ma tête… Enfin, n’importe, j’ai promis, je tiendrai. Toutefois, avant de me rendre à votre désir, permettez-moi de vous imposer une condition, c’est qu’avant de vous mettre en route, vous prendrez encore quelques jours de repos.

— J’y consens, me répondit-il. J’ai, en effet, besoin de toutes mes forces et de toute mon énergie pour l’accomplissement du projet que je médite.

— Eh bien ! alors, appuyez-vous sur mon bras et suivez-moi au campement.

Le jeune homme, pendant le trajet, m’avoua, ce qu’il ne m’avait certes pas été difficile de deviner, que son cœur était déchiré par un affreux chagrin.

— Si je vous contais mon histoire, me dit-il en terminant, vous rejetteriez avec horreur cet uniforme de la République que vous portez ! Ah ! monsieur, je ne sais de quel nom l’histoire flétrira, plus tard, notre triste époque de boue et de sang.