Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 3, 1866.djvu/42

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— Il est incontestable, lui répondis-je, que l’an II de la République est un de ces moments de monstrueux délire qui épouvantent et confondent les esprits ; mais vous auriez tort d’attribuer à la République les crimes et les horreurs qui déshonorent la France. La République est, certes, le meilleur de tous les gouvernements…

— Oui, si tous les hommes étaient bons et vertueux, interrompit le comte de L*** avec feu. Mais alors, et dans ce cas, nous aurions pas même besoin de gouvernement. Ce que je hais dans votre République, c’est qu’elle ne laisse arriver que les ambitieux éhontés et les coquins. Voyez les hommes que l’on désigne sous le nom de fédéralistes et qui sont certes les seuls honnêtes, probes et intelligents de votre parti : quel est leur sort ? d’être traqués comme des bêtes fauves et égorgés, au nom de la liberté, par les tigres à face humaine qui se nomment Robespierre et Marat !

Comme il n’y avait guère à répondre à cela, je me hâtai, pour détourner cette conversation, de parler de Saint-Flour.

— Ah ! monsieur, je vous en conjure, ne prononcez jamais ce nom devant moi, me dit vivement le jeune homme, c’est me retourner le poignard dans le cœur !

— Il paraît que le mariage de mademoiselle Laure vous contrarie vivement ? continua-je avec une certaine méchanceté, pour prendre ma revanche des vérités que que j’avais été obligé d’entendre sur la République.

— Mademoiselle Laure est ma cousine germaine, me dit le comte de L*** avec dignité.

— Quoi ! m’écriai-je, est-il possible qu’une de vos parentes ait épousé, monsieur le comte, un ex-charron, actuellement président d’un district ?

— Oui, monsieur, cela est, me répondit le jeune homme d’une voix sèche et en retirant son bras passé sous le mien.

— Après tout, si votre cousine est républicaine ?

— Ma cousine, monsieur, est, au contraire, une des victimes les plus à plaindre, et Dieu sait si elles sont nombreuses, de cette monstrueuse République que vous affectez d’aimer, parce que vous avez honte d’avouer que vous vous êtes trompé jusqu’à ce jour. Si vous désirez connaître les malheurs de ma bien-aimée Laure, je suis prêt à satisfaire votre curiosité ; seulement, je vous prierai de ne plus prononcer son nom qu’avec le respect dont elle est digne, et de ne plus le prendre pour texte de plaisanteries un peu hasardées, surtout devant un blessé qui n’est pas en état de vous répondre.

À ce reproche plein de fermeté et de douceur tout à la fois, que je sentais mériter, le rouge me monta au visage.

— Monsieur, dis-je jeune homme, je conviens que j’ai usé d’une certaine familiarité, peut-être déplacée, en parlant de mademoiselle Laure ! Je croyais qu’il ne s’agissait que d’une simple amourette, et non d’une passion sérieuse. Veuillez, je vous prie, me pardonner le mal que j’ai pu vous faire aussi involontairement.

Le comte de L***, au lieu de me répondre, passa de nouveau son bras sous le mien, en s’appuyant sur moi pour soutenir sa faiblesse.

— Monsieur, me dit-il quelques instants après, il ne s’agit ni d’une amourette, ni d’une passion sérieuse, mais bien d’un de ces crimes odieux et sans nom, comme les révolutionnaires triomphants savent seuls les concevoir et osent seuls les commettre.

— Si cela ne vous fatigue pas trop de parler, je réclamerai de vous le récit de ce crime, dis-je au comte de L***.

— Oh ! parler de Laure ne peut que me faire du bien, me répondit-il avec exaltation. Mon cœur est tellement plein de vengeance et d’amour, que trouver un homme honnête et sensible, à qui je puisse confier sans crainte mes malheurs et mes espérances, est un grand bonheur pour moi.

— Je suis honnête et sensible ; parlez, je vous écoute.

— Ma cousine Laure, la fille unique du frère aîné de mon père, ne doit pas avoir encore atteint sa dix-septième année, reprit le comte de L***. Lorsque je la quittai, il y a environ un an, pour rejoindre l’armée des princes, elle était déjà d’une beauté accomplie. Je passerai sous silence les serments