Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 3, 1866.djvu/6

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Le citoyen Curtius va venir, répéta la jeune fille ; oh ! je vous en supplie, présentez-moi à lui ! Ne croyez pas, citoyen, que je doute de votre promesse ; je sais que ce que vous avez dit, vous le ferez ; mais je sens que quand il s’agira de défendre mon excellent père, je trouverai des accents qu’une fille seule peut avoir. J’attendrirai votre cousin à la peinture du désespoir de notre famille ! Il ne pourra rester insensible à ce cri parti du cœur !

— Gardez-vous bien, au contraire de voir Curtius, répondis-je avec effroi à la jeune fille, en songeant à sa beauté et au caractère peu scrupuleux de Jouveau ; mon cousin est en ce moment exaspéré contre les solliciteurs, qui troublent, dit-il, son repos, et votre démarche ne pourrait que vous nuire. Remettez en mes mains la défense de vos intérêts, et croyez que je plaiderai avec autant de feu et de chaleur la cause de votre père que s’il s’agissait du mien.

— Et vous espérez réussir ? reprit la pauvre enfant du passementier, en essayant de lire dans mon regard quelles étaient mes espérances.

— J’en suis à peu près certain, lui dis-je ; cependant, comme se vanter à l’avance d’un triomphe porte souvent malheur, je ne puis vous répondre implicitement du succès. Toutefois, je vous le répète, nous avons pour nous vingt bonnes chances au moins contre une seule mauvaise.

— Que Dieu vous récompense de votre générosité, citoyen ! s’écria la jeune file avec élan, car ce que vous faites là pour nous est au-dessus de la reconnaissance humaine !

— À présent, partez vite, voici Curtius !

— Et quand vous reverrai-je ?

— Dès que j’aurai obtenu ce que vous désirez. Peut-être dans une heure.

— Alors si vous ne venez pas ce délai passé…

— Il faudra mettre votre espoir en Dieu seul, car ce retard signifierait que je suis arrêté moi-même ou que j’ai dû fuir la ville de Marseille…

La jeune fille allait me répondre lorsque l’arrivée de Curtius mit fin à notre conversation.

Cinq minutes plus tard, j’étais attablé avec mon cousin devant un déjeuner somptueux, mais, quelque attrayant que fût le tableau que nous présentait, surtout par le temps de famine qui courait, la vue de dix plats garnis de gibier et de primeurs placés à portée de nos mains, nous observions, Curtius et moi, un profond silence, et nous restions l’un et l’autre plongés dans nos réflexions.

Ce fut Jouveau qui le premier entama la conversation.

— Tu ne sais pas l’événement du jour ? me dit-il. On vient de nous apporter la nouvelle qu’une flottille, composée de vingt navires de transport chargés de grains et que nous attendions avec impatience, a été capturée par les Anglais ! Cela va faire un effet déplorable dans la ville et dans le département ! N*** craint un soulèvement et ne sait plus où donner de la tête.

— Comment avez-vous donc appris cette nouvelle ?

— Par le rapport du capitaine de la corvette qui était chargé d’escorter la flottille et qui, ayant lâchement pris la fuite à l’approche de la division anglaise, est arrivé à bon port !

— Quoi, Jouveau ! un officier de la marine française a pu manquer ainsi à tous ses devoirs ? C’est impossible !

Cela est tellement possible qu’il vient d’être incarcéré ! Il peut se tenir pour un homme condamné ! Nous comptons sur son exécution pour calmer et distraire la populace !

— Mais, dis-moi, Jouveau, les forces anglaises qui se sont emparées du convoi étaient-elles nombreuses ?

— Très-nombreuses ; elles se composaient de trois vaisseaux de haut-bord, de sept frégates et de quatre bricks.

— Eh bien ! alors, comment le malheureux commandant eût-il pu leur résister avec sa simple corvette.

— Que nous importe ! il devait se faire couler ou sauter, cela nous eût permis de rédiger un pompeux bulletin, d’ordonner une fête civique, et le peuple n’eût plus songé à la faim !…

— Toujours de la mise en scène et des moyens de charlatans ! Ah ! Jouveau, si tu voulais m’en croire…

— Eh bien ! pourquoi t’arrêter, cousin : va, poursuis, tu sais qu’avec moi tu n’as pas besoin de te gêner.

— Jouveau, dis-je avec douceur ; il est incontestable nous différons d’opinion ; mais notre amitié est trop solide pour que ce dissentiment puisse la rompre ! Quant à moi, je t’avouerai que je compte toujours sur ton dévouement, et que je n’hésiterai jamais, — certain qu’il ne me manquera pas, — de le mettre à contribution toutes les fois que j’en aurai besoin. Donne-moi ta main, et considérons comme non avenue notre conversation de tout à l’heure ; le veux-tu ?

— Si je le veux ! mais, de tout cœur, s’écria Jouveau, en serrant affectueusement dans la sienne la main que je lui présentai ; tu sais bien que mon cœur ne connaît pas la rancune.

— Oui, je le crois, en effet, Jouveau, et la preuve, c’est que je vais te demander de suite de me rendre un service auquel j’attache la plus grande importance !

— Accordé ! à moins que cela ne soit impossible, s’écria joyeusement Jouveau, et encore, dans ce dernier cas, nous verrions !…

— Tu connais sans doute de nom un passementier nommé Lemite ?

À cette question la figure de Jouveau se rembrunit et l’expression de son visage changea comme par enchantement.

— Oui, je connais en effet le passementier Lemite, me répondit-il d’une voix brève et sèche. Après ?

— Ce malheureux, qui a été incarcéré par suite d’une erreur, sans doute, est le seul soutien de sa famille.

— Assez, citoyen ! me dit alors Jouveau en me coupant la parole, c’est là une affaire qui ne te regarde pas et dont je te prie de ne pas te mêler ! Laisse aux patriotes qui aiment la République le soin de veiller à sa conservation et à son salut !

— Cher ami, je t’avertis qu’il est un peu tard maintenant pour remettre ton masque ; je te connais trop bien ! Dis-moi franchement si tu as quelque motif de haine, de vengeance ou d’intérêt dans cette affaire ? Mais, au nom du ciel, laisse-là la République de côté. Ton patriotisme ne réussira pas près de moi. Allons, un peu de franchise !

— Eh bien ! j’y consens. Ce Lemite est brave homme, je ne prétends pas le contraire, je le sais bon républicain et honnête citoyen, soit ; mais cela n’empêchera pas sa tête de tomber sur l’échafaud.

— Misérable ! je ne te croyais que voleur : tu es donc un assassin ?

À peine eus-je proféré cette sanglante injure, que je me repentis de mon imprudence, qui pouvait compromettre la cause que je m’étais engagé à faire triompher. Je voulus alors réparer, par des excuses volontaires et spontanées, l’exclamation que mon indignation m’avait arrachée, mais Jouveau ne m’en laissa pas le temps.

— Mon cher ami, me dit-il avec beaucoup de sang-froid et sans paraître le moins du monde ému de mon apostrophe, je vois que tu ne me connais pas encore : une dernière explication me délivrera à l’avenir, je l’espère, de tes étonnements et de tes colères. Sache donc une bonne fois pour toutes, que je ne reconnais pas d’autre intérêt que le mien, que je n’envisage dans les événements que ce qui peut m’être profitable, et que, grâce à mon égoïsme, — tu vois combien je parle à cœur ouvert avec toi, — je me trouve placé au-dessus des passions humaines. L’envie, la haine, la vengeance, sont des sentiments qui n’ont pas prise sur moi : je ne vois que mon bien-être ; le reste m’importe peu.

— Tu te calomnies à plaisir, Jouveau ; n’importe, j’accepte tes forfanteries comme vérités ; quel intérêt as-tu alors à poursuivre cet infortuné Lemite ?

— Un très-grand : Lemite a été assez imprudent pour oser mal parler de N***, et le représentant est furieux contre lui ; en servant la vengeance de ce dernier, en épousant chaudement ses intérêts, j’augmente la confiance qu’il a en moi, et par conséquent mon crédit ! Or, comme cette confiance et ce crédit représentent, pour ton ami Jouveau, for-