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Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 3, 1866.djvu/7

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tune, plaisirs et puissance, tu comprendras aisément, car au fond tu es un garçon d’esprit, que je sacrifie ce bavard de Lemite sur l’autel de l’ambition ! Ton protégé aurait conspiré contre la République, donné asile à un proscrit, ou commis quelque grosse imprudence, qu’en considération de l’intérêt que tu lui portes, je le sauverais ; mais il a osé s’attaquer à l’homme par qui je suis tout, et il mourra !

— Rien ne pourra le faire changer, Jouveau ?

— Rien, cher ami, puisque je ne suis même pas en colère !

— Eh bien, alors, je pars à l’instant ! Il me serait impossible de vivre plus longtemps avec toi. Ta vue me fait mal !…

— Je suis fâché, cher ami, que tu t’en ailles ; mais comme, au total, tu ne devais pas rester toujours, je prendrai assez aisément mon parti de ton absence !

Jugeant que mes supplications et mes menaces se briseraient contre cette nature si énergiquement égoïste, si je puis m’exprimer ainsi, je n’insistai plus et je sortis sans répondre à Jouveau.

Une heure plus tard, mon sac sur le dos et un bâton à la main, j’arpentais la grande route qui conduit de Marseille à Aix !

Il y avait à peine une heure que j’étais arrivé à Aix, lorsqu’un vacarme épouvantable de tambours battant aux champs et de trompettes sonnant des fanfares me fit mettre la tête à la fenêtre de ma chambre.

Je vis défiler les corps militaires, les comités, la municipalité, le district, les juges, enfin toutes les autorités. Militaires et magistrats chantaient à tue-tête, précédant un char en verdure, dans lequel j’aperçus étendue, avec plus d’abandon que de décence, une fort jolie femme, vraiment.

En deux sauts je fus rejoindre le cortége.

— Quelle est donc cette fête ? demandai-je.

— C’est la fête de la Raison, me répondit-on.

Je me rappelai alors la saturnale à laquelle j’avais assisté à Avignon, et que le grand patriote Marcotte avait également qualifiée de fête de la Raison, et à ce souvenir je fus tenté de remonter dans ma chambre ; toutefois, poussé par la curiosité, et remarquant que la foule semblait fort paisible, je changeai bientôt de résolution, et me mêlai à l’escorte de la déesse de la Raison.

Après un quart d’heure à peu près de marche, nous arrivâmes à l’endroit fixé pour la célébration de cette importante cérémonie, c’est-à-dire devant une église dont les murs tachés par une épaisse trace de fumée, les vitraux brisés, les portes criblées de balles, prouvaient que ce lieu saint avait subi les atteintes de l’orage révolutionnaire.

La déesse descendit de son char, entra, accompagnée par toutes les autorités, dans l’église et fut s’asseoir sous un dais de verdure qui l’attendait.

Aussitôt des trompettes résonnèrent avec fureur, puis peu après un officier municipal, ceint de son écharpe tricolore, monta dans cette même chaire à prêcher, où pendant si longtemps avait retenti la parole des ministres de Dieu : un grand silence se fit.

— Frères et amis, s’écria l’orateur de la fête d’une voix de stentor, il est une puissance antérieure à la création, puissance que les ambitieux hypocrites ont exploitée en la faussant ; je veux parler de la Raison !

Malheur aux peuples qui la méconnaissent, haine aux tyrans qui veulent la braver ! Les premiers tombent dans l’esclavage, les seconds sur l’échafaud !…

Un discours qui débutait ainsi promettait beaucoup ; l’éloquence de l’officier municipal fut en effet couronnée d’un plein succès et souleva des tonnerres d’applaudissements.

La déesse de la Raison, sensible aux agaceries de plusieurs muscadins, qui s’étaient glissés jusqu’aux pieds du dais, Sous lequel elle était assise, avait fini, faiblesse humaine fort pardonnable à une femme de son âge, par oublier son rôle et par s’abandonner au plaisir de se savoir admirée et aimée.

Les œillades allaient leur train, lorsqu’un gros homme, âgé d’environ quarante ans, et dont le costume plus que négligé ne dénotait pas une grande envie de plaire, me parut s’impatienter de toutes ces charmantes coquetteries.

D’abord, il toussa, puis, voyant que la déesse restait insensible à cet avertissement, il commença à jurer avec assez de modération et à demi-voix ; enfin, ses monosyllabes n’obtenant pas plus de succès que sa toux, il se mit sérieusement en colère, et ne tarda pas à troubler, par une expression peu parlementaire, le recueillement des assistants.

— Ah ! coquine, s’écria-t-il, tu me payeras cela !

Des chut nombreux, des : à la porte le royaliste ! empêchèrent, il est vrai, l’homme à la toilette délabrée de continuer, mais ne calmèrent pas sa colère, loin de là !

— Ah ! la misérable ! ah ! la fieffée effrontée, murmurait-il entre ses dents. Ne pas se gêner plus que cela ! se moquer ainsi de moi, à mon nez et à ma barbe ! Nous, verrons bien qui rira le dernier.

— Qu’avez-vous donc, citoyen ? lui demandai-je à voix basse. La fête ne serait-elle pas de votre goût ? Trouveriez-vous la déesse indigne, par son manque de beauté, de remplir l’honorable emploi qu’elle occupe.

— L’effrontée n’est que trop belle ! me répondit-il. Et tous ces muscadins se moquent de moi ! Ils verront si je ne saurai pas prendre ma revanche.

— Comment cela, votre revanche ?

Eh oui ! ne sais-tu donc pas, citoyen, que la déesse de la Raison est ma femme ?

— J’ignorais ce détail ! Permets que je te félicite !

L’homme leva ses épaules et fronça ses sourcils d’une telle façon, que je compris que mon compliment constituait une injure involontaire, et était une maladresse.

L’officier municipal à bout, non d’éloquence, mais de souffle, descendit enfin de la tribune, et le cortège allait se remettre en marche, lorsque le mari de la déesse s’avança vivement vers sa trop sensible moitié et l’apostropha avec une telle vigueur d’expression qu’il m’est impossible de rapporter ce début de dialogue.

— Tiens, lui répondit-elle, ne dirait-on pas que nous vivons encore sous les tyrans, qu’une femme n’a pas le droit de regarder devant elle sans qu’on la menace de l’assommer !

— Comment, abominable coquine…

— Ah ! pas de gros mots, je te prie, citoyen époux. Nous venons de célébrer la fête de la Raison, et sa voix me dit qu’un vieux et laid hibou comme toi, qui grogne toujours ne vaut pas un joli jeune homme dont la bouche ne prononce que des paroles d’amour… Ainsi si tu m’ennuies…

— Ah ! c’est comme cela que tu réponds à mes reproches s’écria le mari, eh bien ! attends un peu ! À défaut d’esprit pour lutter avec toi, car tu as une langue bien pendue, je possède une paire de bras nerveux…

— Des menaces ! je me moque pas mal de toi ! Ose approcher, et je l’arrache les yeux. Après tout, ils sont si laids, que ce ne sera pas pour toi une grande perte !

— Ah ! tu crois qu’on aveugle comme ça un homme, effrontée… Attends !

Le mari, outragé dans sa dignité d’époux, et excité encore par cette idée que tous les regards étaient fixés sur lui, ne pouvait plus, après ce défi, reculer sans se perdre de réputation.

Il releva donc les manches de sa carmagnole, et s’avança le poing levé vers sa belle moitié.

La déesse de la Raison, de son coté, se sentant trop bien appuyée par la présence de ses adorateurs pour se soumettre à la grossière correction dont elle était menacée, se leva d’un bond de dessus son fauteuil, et la tête rejetée en arrière, les yeux brillants, les doigts crispés, se prépara à une opiniâtre défense !

Quelques secondes plus tard, un vacarme affreux entremêlé de cris, de rires et de plaisanteries, faisait trembler la nef de la vaste église : les époux étaient aux prises. Si le mari était nerveux, la déesse ne manquait pas de courage. Aussi le combat prit-il bientôt une telle allure, que, dans la crainte d’un malheur, on fut obligé de séparer le couple trop animé.