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tard le commissaire et moi étions les meilleurs amis du monde.

— Avouez, camarade, lui dis-je, que vous m’auriez mené fort lestement si je n’avais pas connu un peu le métier !…

— Je l’avoue, me répondit-il, mais j’ai compris de suite, à votre façon d’agir, que vous n’étiez pas ce que vous semblez être au premier abord, c’est-à-dire un pauvre diable d’adjudant en congé de convalescence !…

— Mais vous avez tort… je vous proteste…

— Allons, trêve de modestie et de discrétion. Je sais à présent parfaitement à quoi m’en tenir sur votre compte, cher collègue… Oui, en effet, vous connaissez parfaitement le métier. Une seule chose m’étonne dans votre conduite : pourquoi, au lieu de vous traîner aussi péniblement à pied comme vous le faites, n’allez-vous pas à cheval ?

— Ah ! que vous êtes jeune, cher ami ! m’écriai-je en souriant d’un air mystérieux ; car je commençais à comprendre l’erreur dans laquelle tombait le commissaire du salut public, et je n’étais pas fâché d’en profiter.

— Oui, je suis jeune, répéta-t-il, démonté par mon aplomb ; mais ce n’est pas là répondre à ma question. Pourquoi, je vous le répète, parcourez-vous les grandes routes à pied et le sac sur le dos, tout comme si vous étiez un fédéraliste mis hors la loi ?

— Pourquoi, cher ami ? mais parce que je suis très-observateur de ma nature ! Vous ne comprenez pas. Trouvez-vous donc que, pour bien voir et pour bien entendre, il faille être juché sur un cheval ou enfermé dans une chaise de poste ? Quant à moi, j’ai cru jusqu’à ce jour que mon obscurité, en éloignant de moi tout soupçon et en ne donnant aucun ombrage, m’aiderait mieux dans mes études de mœurs qu’un train fastueux et qu’un titre imposant, mais qui me tiendrait en défiance !

— Ah ! j’y suis, j’y suis ! Collègue, vous êtes, j’en conviens, un homme d’une rare adresse. Je n’ai plus besoin d’aucune explication. Dites-moi, je parie que c’est par ce rusé matois de Billaut de Varennes que vous êtes envoyé.

— Non, vous vous trompez, ce n’est pas Billaut qui…

— Alors c’est par Couthon, avouez-le !

— Pas davantage. Je ne puis que vous répéter ce que je vous ai déjà dit : que je suis un philosophe, un observateur ; que j’aime les études de mœurs à la passion, et que je ne remplis aucune mission du gouvernement.

— De la discrétion entre collègues ! Après tout, si c’est dans vos instructions, vous avez raison d’en agir ainsi que vous le faites, et je dois affecter de vous croire ! N’importe ! je parierais que vous jouez un rôle important et que vous êtes initié à bien des secrets.

— Pas le moins du monde. Je devine quelquefois ce que l’on voudrait me cacher, voilà tout.

— Et devinez-vous le sujet de ma mission ? me demanda lentement mon interlocuteur en me regardant d’une singulière façon.

— Peut-être bien. Je me figure que la surveillance qui vous est confiée est d’un intérêt majeur. Opinion des agents nationaux, des districts et des grandes communes ; arrestations à proposer ; ordres verbaux et secrets à porter aux représentants du peuple ! Quant au prétexte plausible que vous mettez en avant pour motiver votre mission, ce doit être l’inspection des salpêtres et des charrois…

À mesure que je parlais, je remarquais qu’un changement notable s’opérait dans l’expression de la physionomie de mon compagnon de table : quand je me tus, il me salua avec une grande politesse, et d’une voix émue :

— Citoyen, me dit-il, j’ignore tout à fait qui vous êtes ; toutefois, si l’on vous interroge sur mon compte, j’aime à croire que vous voudrez bien ne pas oublier que je suis tout dévoué à la République, et que nous avons, vous et moi partagé le pain et le sel.

À cette réponse, qui me montra jusqu’à quel point le commissaire du salut publie prenait au sérieux la qualité de collègue qu’il m’avait donnée, j’eus toutes les peines possibles à ne pas éclater de rire ; cependant, comme ma gaieté eût pu avoir pour moi de très-fâcheuses conséquences, je parvins à garder mon sérieux.

Lorsqu’une heure plus tard mon collègue dut remonter dans sa chaise de poste, il me donna une chaleureuse poignée de main en me priant de ne pas oublier, si j’avais jamais besoin de lui, qu’il serait toujours mon tout dévoué serviteur.

Le lendemain malin, je me disposais à me remettre en route, lorsque je reçus la visite du maire de Saint-Cunat. Ce fonctionnaire m’aborda avec toutes les marques d’une profonde déférence, et me saluant humblement :

— Citoyen, me dit-il, j’espère que vous voudrez bien honorer de votre présence le banquet civique que doit donner aujourd’hui la municipalité en votre honneur.

— Que m’apprenez-vous là ! Quoi ! la municipalité donne un repas pour moi ! Mais c’est impossible !…

— Citoyen commissaire extraordinaire du salut public…

— Que me chantez-vous là ! Je ne suis pas et je n’ai jamais été chargé de semblables fonctions ! Ne voyez en moi, je vous prie, qu’un simple sous-officier en congé…

— Oui, je sais, citoyen !… Je comprends ! Ne craignez rien, nous respecterons votre incognito !

— Mon incognito ! que le diable vous emporte ! Je refuse.

— Mais, citoyen, s’écria le maire d’un air de comique désappointement, les ordres sont donnés, le repas est commandé ! Votre refus va plonger le bourg dans la douleur ! Il est impossible que vous nous teniez rigueur. Au reste, je dois vous avertir qu’une députation est déjà nommée pour se rendre auprès de vous pour vous remercier de votre acceptation.

— Ah ! il y a une députation de nommée ! Il ne manquait plus que cela ! Eh bien, citoyen maire, promettez-moi que cette députation ne viendra pas me trouver et je m’engage à assister au banquet.

— Oui, je comprends, votre incognito !

— Vous comprenez tous ici. N’importe ! seulement, retenez bien, je vous prie, la déclaration formelle et solennelle que je vous fais à présent, que je suis tout simplement un adjudant en congé de convalescence, et que je ne possède aucun autre titre.

Le maire sourit d’un air fin et s’engagea à rendre compte de ma déclaration devant qui et quand je voudrais.

Cette précaution prise, et ne redoutant plus, pour l’avenir, d’être accusé de m’être approprié un titre qui ne m’appartenait pas, je résolus de profiter de l’erreur où l’on était à mon égard, et de jouir des hommages que l’on me prodiguerait.

L’hôtesse de l’auberge à qui je demandai la permission de conduire ses deux filles au banquet civique, éprouva un tel saisissement à la perspective de l’honneur qui allait rejaillir de ce fait sur sa famille, qu’elle ne put trouver d’expressions assez fortes pour me prouver sa reconnaissance et se mit à faire semblant de pleurer.

C’était à environ cinq minutes de marche du bourg, sur une plate-forme tapissée de mousse et ombragée par une rangée d’oliviers, que devait avoir lieu le festin.

Lorsque j’arrivai, je trouva toute la population du bourg, revêtue de ses habits de fête, qui m’attendait. Mon apparition fit sensation, et le maire s’avança aussitôt à ma rencontre pour me conduire à la place d’honneur qui m’était indiquée, c’est-à-dire au milieu d’une table qui s’élevait, solitaire, au centre de la plate-forme.

— Citoyen maire, lui dis-je gravement, la République repousse toute distinction et veut l’égalité. Ne vous semble-t-il pas convenable de faire disparaître cette table, qui porte atteinte à ce sentiment ? Est-il donc convenable que nous soyons assis, tandis que nos concitoyens sont couchés sur la terre !…

— Vous avez raison, illustre commissaire, me répondit le maire en rougissant ; vous allez être obéi.

En effet, la table fut aussitôt enlevée, et le banquet commença.

Je ne me rappelle pas avoir assisté, de ma vie entière, à un spectacle aussi grotesque que celui que je vis alors !

Qu’on se figure près de cent cinquante personnes éten-