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Les yeux de la déesse étaient un peu gonflés et marqués de plusieurs vigoureux coups de poing ; mais le visage du mari, labouré par des ongles tranchants et agiles, ruisselait de sang. Au total, chacun avait bien rempli son devoir : la victoire restait indécise.

Ce petit incident qui, je l’avoue, ne me divertit pas médiocrement et ne déplut pas à la foule, ne nuisit en rien à la fin de la cérémonie.

Le mari, calmé par la lutte, et la femme, ravie d’avoir si bien résisté à son époux, retrouvèrent bientôt tous deux leur dignité !

La déesse remonta dans son char, et l’on défila de nouveau, au son des trompettes et du tambour, à travers la ville.

Le cortége s’arrêta devant une boutique de marchand de marée : la déesse descendit, car cette boutique était la sienne, — salua la multitude, et tout fut dit.

Je me demandais, en regagnant mon auberge, quel effet avait dû produite cette grandiose et solennelle cérémonie sur le peuple ? Le lecteur répondra bien de lui-même à cette question.

De retour à mon auberge, l’on apprit que ce que je venais de voir n’était pour ainsi dire qu’une répétition d’une fête que l’on devait donner le lendemain, en l’honneur du représentant N***, que l’on attendait dans Aix.

Ne désirant nullement me retrouver en présence de Jouveau, je me hâtai de me remettre en route le lendemain matin, au point du jour.

Ma première étape, en sortant d’Aix, fut un gros bourg nommé jadis Saint-Cunat ; et que l’on appelait alors Cunat tout court.

Il m’arriva, dans l’auberge où je descendis, une aventure assez comique, et que je crois devoir raconter.

Je venais, selon mon habitude de tout voir lorsque je voyage, de parcourir le village, et je rentrais harassé de fatigue et soupirant de tristesse, en songeant au maigre et chétif dîner qui m’attendait, lorsqu’en entrant dans la cuisine, je fus aussi charmé que surpris de voir sur les fourneaux un dîner réellement fort convenable.

Le feu placé sous les casseroles, amorti par une couche de cendre, me prouva que ce dîner était prêt à être servi, et je m’empressai d’ordonner à la servante de dresser la table.

La grosse fille me regarda d’un air étonné.

— C’est donc pour vous ce dîner ? me demanda-t-elle.

— Parbleu ! pour qui veux-tu que ce soit ?

— Quoi, c’est vous, citoyen, qui êtes le…

La servante, ne trouvant sans doute pas l’expression qu’elle cherchait, s’arrêta un moment.

— Oui, c’est moi qui suis le citoyen le !… m’empressai-je de dire d’un ton superbe.

À cette réponse qui, certes, ne signifiait pas grand’chose, la maritorne ouvrit de grands jeux, me regarda avec une expression d’étonnement indicible, et me faisant une profonde révérence :

— Si vous voulez passer dans la salle à manger, je m’en vais me faire l’honneur de vous servir, me répondit-elle.

— Soit. Surtout, dépêche-toi et ne me fais pas attendre : je meurs de faim…

Cinq minutes plus tard, installé devant une table recouverte, — chose inouïe pour l’époque, — d’une nappe d’une blancheur éclatante, l’on m’apportait un excellent potage, deux bouteilles de vin, un gigot et deux perdrix rôties : je crus rêver.

Peu habitué à de pareilles aubaines, je m’empressai d’avaler le potage ; puis, passant au gigot, je l’entamai avec une ardeur sans pareille et qui ne s’arrêta qu’après qu’il fut plus d’à moitié dévoré. J’allais me jeter avec la même avidité sur les perdrix, lorsque l’hôtesse entra dans la salle à manger, et poussant un cri de désespoir :

— Ah ! brigand, me dit-elle, qu’avez-vous fait ?

Puis, se retournant vers un jeune homme à l’air sévère et méprisant qui la suivait :

— Ah ! pardonnez-moi, citoyen, lui dit-elle en joignant les mains d’un air suppliant ; ce vagabond est seul coupable ! Comment aurais-je pu songer qu’un homme serait assez osé pour s’emparer de votre dîner !

Je dois avouer que la colère de l’hôtesse et les injures qu’elle m’adressa ne m’étonnèrent que médiocrement, car j’avais déjà éprouvé moi-même, en me mettant à table, certains doutes sur la destination affectée à ce somptueux dîner qui m’était servi avec tant d’empressement.

La pensée d’un quiproquo se présenta à mon esprit ; mais mon appétit était tel que je résolus de profiter, avant d’approfondir cette question, de l’heureuse aubaine que le hasard m’offrait. Le lecteur sait déjà avec quel empressement j’exécutai cette résolution.


III

Je compris donc tout de suite, en apercevant le jeune homme sérieux et hautain, que ce malheureux était ma victime ; néanmoins, comme ma dignité blessée et ma faim non encore assouvie se trouvaient d’accord pour me pousser à la résistance, je restai impassible et fis une fort belle contenance.

— Savez-vous, citoyen, me dit l’hôtesse en se calmant un peu à la vue de mon sang-froid ; savez-vous, citoyen, que vous vous êtes bien pressé !

— Citoyenne, je n’aime pas laisser refroidir les dîners.

— C’est que ce dîner n’avait pas été préparé pour vous !

— À vous parler franchement, je ne vous cacherai pas que je commence à le croire.

— C’est le dîner du citoyen commissaire du salut public que vous avez mangé.

— Eh bien, répondis-je en tournant les yeux vers le jeune homme, le citoyen mangera le mien !

— Ne savez-vous donc pas ce que c’est qu’un commissaire du salut public ! s’écria l’hôtesse avec emphase.

— Parfaitement, répondis-je en riant.

— Voici ma commission, dit alors le jeune homme en tirant de son portefeuille une longue patente, en tête de laquelle était gravé un grand œil rayonnant, qui tenait la moitié de la page.

— Je n’ai jamais prétendu que vous n’étiez pas en règle, lui dis-je en me préparant à découper une perdrix.

Le commissaire du salut public, jugeant qu’il n’y avait pas de temps à perdre, voulut s’emparer de la chaise où j’avais accroché mon sac et moi sabre.

— Ne touchez pas à cela, morbleu ! m’écriai-je, ou je vais me fâcher !

Ce dernier trait d’audace me donna la victoire : le commissaire s’arrêta et resta immobile.

Toutefois, ne voulant pas pousser plus loin mes avantages, car cela eût pu mal tourner pour moi, je repris presque aussitôt mon air gracieux :

— Je suis susceptible sur le point d’honneur, comme doit l’être tout militaire qui se respecte ; mais, au demeurant, je ne passe pas, quoique un peu vif, pour un mauvais garçon ; si vous voulez vous contenter de ce j’appelle mon dîner, parce que je le mange, et de ce que la citoyenne hôtesse appelle votre dîner, parce que vous deviez le manger, faites apporter une chaise et asseyez-vous à mes côtés, nous partagerons ce qui reste en frères. J’attends votre réponse, n’oubliez point que je vais vite en besogne.

Le citoyen commissaire du salut public, un moment abasourdi de ma manière leste d’agir avec un aussi important personnage qu’il l’était, se dépouilla de sa morgue et me remercia de mon offre.

On lui apporta aussitôt une chaise, et il prit place en face de moi.

Grâce à un plat d’asperges et de poissons, que l’hôtesse gardait en réserve et qu’elle sacrifia à la solennité de la circonstance, mon compagnon de table n’eut pas trop à se plaindre et se déclara bientôt satisfait.

Quant aux vins, comme nous en avions à discrétion et qu’ils étaient excellents, nous en prîmes tout à notre aise. Le lecteur n’aura donc pas à s’étonner qu’une heure plus