Page:Dupuy - La vie d'Évariste Galois.djvu/48

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reusement je devine celui qui l’emportera sur l’autre ; je suis trop impatient d’arriver au but ; les passions de mon âge s’imprègnent toutes d’impatience ; la vertu même a ce vice chez moi. Voyez plutôt ! je n’aime pas le vin ; et sur un mot je le bois en me bouchant le nez et je me soûle ! […] Savez-vous bien, mon ami, ce qui me manque ? Je ne le confie qu’à vous : c’est quelqu’un que je puisse aimer, et aimer de cœur seulement. J’ai perdu mon père, et personne ne l’a plus remplacé là, vous m’entendez ! Oh ! quel bien vous m’avez fait de n’avoir pas ri de moi ! dans quel cloaque sommes-nous ? et qui nous en tirera par quelque chose de digne ? » Après cela ce fut l’ivresse violente. Il fallut remonter Galois dans la chambrée et l’étendre sur un lit ; des mouvements tétaniques le secouaient : il se relevait, retombait sans connaissance, se relevait encore avec une nouvelle exaltation et « prophétisait des choses sublimes, qu’une réticence rendait souvent ridicules ». Il se serait tué, si l’on ne s’était pas jeté sur lui. Enfin il s’endormit.

Rien n’est plus navrant que ce récit de Raspail, bien qu’il semble avoir été un peu arrangé après coup, en vue de la publication. J’en ai supprimé bien des détails écœurants. Heureusement pour Galois la prison n’était pas perpétuellement un cloaque, et, sans parler de son travail, il s’y passait tous les jours une scène bien propre à plaire à l’exaltation de son âme. Chaque soir, avant de remonter dans les chambrées pour y être bouclés, tous les prisonniers politiques s’assemblaient autour d’un drapeau tricolore : ils chantaient en chœur des chansons patriotiques et terminaient par la Marseillaise. Au couplet « Amour sacré de la patrie ! » tout le monde s’agenouillait ; puis, du haut des fenêtres grillées, les jeunes détenus, ceux qu’on appelait les mômes, gamins abandonnés ou vagabonds qui partageaient le quartier des politiques, suspendus en grappes aux barreaux, entonnaient à leur tour la strophe des enfants : elle paraissait tomber du ciel.


Nous entrerons dans la carrière
Quand nos aînés n’y seront plus ;
Nous y trouverons leur poussière
Et la trace de leurs vertus.
Bien moins jaloux de leur survivre
Que de partager leur cercueil,
Nous aurons le sublime orgueil
De les venger ou de les suivre !