Page:Duranty - Le Malheur d’Henriette Gérard.djvu/167

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Les journées de chagrin amènent d’acres idées. Henriette s’attendrissait sur elle-même, ne voyant au loin qu’une existence affligée. Cette cruelle compression du cœur qui ôte toute force, tout courage, et ne laisse que la fièvre et l’agitation, s’abattit sur elle. Elle n’avait quelques instants de relâche qu’en repassant ses souvenirs, ses entretiens avec Émile, tout ce qu’ils s’étaient dit, son aspect heureux lorsqu’il arrivait, leurs embrassements, les projets de mariage, la demande du rendez-vous nocturne, puis elle en revenait alors à la perte du portrait, fatale cause de leur séparation. Les regrets, les craintes, la colère, la bouleversaient tour à tour. Par instants une fureur froide et implacable contre les siens passait par son cœur. Elle eût commis des cruautés envers eux, et désirait leur dire les mots les plus durs. Relativement à la douleur, la colère lui était un soulagement.

On remarqua son air morne à table, mais on affecta de ne point s’en apercevoir. Cependant, le soir, madame Gérard, qui avait aussi ses préoccupations et qui n’aimait pas à la voir dans un état propre à rebuter Mathéus, lui dit :

« Tu as, ma chère, dans les manières, quelques défauts que ton éloignement pour le monde ne suffit pas à justifier. Tu n’as pas été polie et convenable envers cette personne que nous avons reçue hier. »

Henriette répliqua : « Comme ce n’est pas moi que M. Mathéus vient voir, mais vous et mon père, il n’y a pas beaucoup d’inconvénients à ce que je ne lui fasse pas de grandes salutations.

— Ah ! dit madame Gérard, quel avantage trouves-tu à passer pour déplaisante ? »

Henriette répondit : « M. Mathéus ne me plaît pas. Je veux faire une différence dans mon accueil pour les gens qui me conviennent et ceux qui me répugnent.

– Dans le monde, reprit madame Gérard, le grand art, c’est l’amabilité. En se forçant à être bien envers les gens désagréables comme envers les autres, on s’habitue peu à peu à les trouver moins désagréables, et tout le monde y gagne. Tes façons hautaines sont d’ailleurs attribuées à l’édu-