Page:Duranty - Le Malheur d’Henriette Gérard.djvu/216

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est précieuse. Une alliance avec lui serait un véritable bonheur pour une famille chargée comme la nôtre »

Henriette ne disait toujours rien, mais sa force était subitement minée. Que d’égoïsme il y avait à répondre à des gens qui lui demandaient de se sacrifier pour eux : « Non, je ne veux pas ! » C’est peut-être seulement parce qu’elle doutait d’Émile qu’elle voulut avoir plus de vertu que lui en amour et qu’elle resta décidée à résister, quoique le cœur lui faillît.

« Tu ne sais pas tout, dit madame Gérard. M. Mathéus t’aime profondément. Il veut te donner toute sa fortune. Il sera trop heureux de faire toutes tes volontés. »

Henriette était prise d’une certaine curiosité. Elle laissa continuer sa mère. Son silence gênait celle-ci, qui avait déjà beaucoup parlé sans être soutenue par des répliques.

« Avec ton esprit si vif, si pénétrant, tu comprendras toute l’importance de ce mariage, dit madame Gérard, chargeant et rechargeant les positions de sa fille. Quelle magnifique existence tu auras avec un mari qui sera à tes ordres, trop heureux de te baiser le bout des doigts. Tu ne resteras certainement pas longtemps liée à ce vieillard. La liberté viendra bientôt. »

Henriette s’indignait, et cependant ces mots s’accrochaient à sa mémoire par mille pointes mordantes qu’elle ne pouvait arracher.

« Eh bien parleras-tu ? » s’écria Pierre impatienté.

Henriette sentit sa gorge se resserrer comme pour l’empêcher de parler, son cœur battait à rompre ; elle avait peur ; il lui semblait que son père et sa mère allaient s’élancer sur elle et la fouler aux pieds, car, impassible devant leurs prières ou leurs ordres, il fallait qu’elle broyât leurs espérances. Son inflexibilité lui causait une souffrance intense, cruelle ; et cependant, pour calmer cette souffrance, il n’y avait qu’a ne point prononcer deux paroles plus douloureuses à passer par son gosier que des lames d’acier. En les remplaçant par d’autres qui couleraient comme un baume, elle verrait ces deux visages contractés, enflammés, qui l’affligeaient, changer, devenir clairs et gais comme le soleil. La joie réunirait tout le monde dans un embrassement doux, tiède. Au lieu de ce desséche-