Page:Duranty - Le Malheur d’Henriette Gérard.djvu/219

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On n’admet donc pas, répondit la jeune fille, que moi je puisse être blessée et déchirée ?

— Non, dit fortement madame Gérard, on n’admet pas que vous érigiez vos chimères en événements importants, et, je vous le répète, j’en appelle une dernière fois à votre bon sens et à votre bon naturel : car ce serait vraiment une cruelle punition de Dieu de m’avoir donné une enfant aussi insensible et aussi égoïste que vous le paraissez. »

Pierre tourna le dos à Henriette, madame Gérard s’assit et prit son ouvrage. La jeune fille hésita une minute à dire quelques mots encore, puis se retira la tête droite, sans plier.

« Ah ! dit madame Gérard, si elle avait de la religion !

— Quel affreux caractère ! » s’écria Pierre.

Henriette rentra et s’assit sur une chaise, le regard fixe ; elle réfléchissait : son esprit et ses idées n’étaient pas tellement assurés qu’elle ne trouvât parfois que la raison et le sentiment étaient contre elle.

« Je les tourmente beaucoup, se dit-elle. Ils ne sont pourtant pas bien durs, et je comprends qu’ils doivent être exaspérés que je refuse. Mais si ce mariage leur échappe, ils ne seront pas beaucoup plus malheureux qu’avant. Jusqu’ici, ils ont vécu convenablement et sans s’affliger ; ce sera une belle occasion perdue pour eux, mais non un chagrin et un mal sérieux ; tandis qu’Émile, s’il m’aime toujours, qu’il soit malade ou qu’il ne puisse me donner de ses nouvelles, quel dédommagement aura-t-il si je ne tiens pas ma promesse ? Qui est-ce qui calmera sa colère ou son désespoir ? Je le vois triste, désolé, ne sachant où se mettre, ne mangeant pas. Ah ! si j’étais sûre qu’Émile fût comme moi, je n’aurais pas un instant d’hésitation et je renverserais tout !

« Hélas ! je n’ai de lui ni lettre ni bijou, rien ! Cela me donnerait tant de courage de toucher quelque chose qui eût été tenu par ses doigts. Il me semblerait le voir près de moi !

« Et maintenant que vont-ils vouloir faire ici ? Le temps passe ; ils sont impatients ! En bien, qu’ils me mènent à l’église : j’irai pour dire non ! Qu’ils me mettent au couvent : J’en sortirai. Je me ferai des amies de toutes les religieuses,