Page:Duranty - Le Malheur d’Henriette Gérard.djvu/320

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les rendaient pour ainsi dire les deux pôles glacés de ce petit monde.

Après la partie, Pierre, qui ne se remettait pas, s’approcha encore de sa fille, et lui dit avec un sourire irrité et en manière d’apologue :

« Il y a de petits arbres, ou même de grands, qui ont des racines et qui croient ne pouvoir être arrachés. Eh bien ! par la bêche on attaque la terre tout autour ; on isole le morceau auquel sont attachées ces racines, et, un beau jour, on enlève le tout d’un tour de main. Souviens-t’en ! »

La soirée finit là-dessus, et Henriette emporta une grande impression de cet apologue, qu’elle trouvait au-dessus du niveau de l’intelligence de son père.

Elle eut peur, car il lui expliquait le système employé et à employer contre elle ; et l’impression fut d’autant plus forte, que Pierre semblait d’ordinaire assez indifférent à ce qui se passait chez lui.

Le 10 juin, à huit heures du matin, on fut mis en émoi aux Tournelles par un bruit de grelots et le son de deux musettes. Les domestiques d’abord, Henriette, sa mère, Aristide, mirent le nez à la fenêtre, et virent bientôt arriver Pierre par l’allée tournante, dans son petit habit de toile. Il se planta au détour comme un général, et presque aussitôt déboucha un cortège.

En tête, les deux joueurs de musette, chapeau à rubans verts ; ensuite un valet de ferme en grande toilette, le col de chemise s’élançant jusqu’au dessus des oreilles ; puis la grande charrue tramée par quatre bœufs couronnés de fleurs, un flot de rubans aux cornes, des rubans aussi après la charrue et même, pour plus d’ornementation, on avait mis un petit arbre au milieu de la machine. Enfin, derrière, deux autres garçons de ferme portant deux petits joujoux, qui étaient des modèles non adoptés par Pierre. Gens, bêtes et machines défilèrent devant le perron et s’arrêtèrent. Henriette et sa mère, en longs peignoirs blancs, tout le monde descendit, et Pierre, d’un air radieux, supérieur, s’écria, en appuyant amoureusement la main sur le manche de sa charrue :

« La voilà ! »