Page:Duranty - Le Malheur d’Henriette Gérard.djvu/57

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« Ah ! si on pouvait inventer une charrue qui fît le travail toute seule, bien légère et creusant profond ! »

Et il ajoutait d’un certain air :

« Qui sait ? elle nous viendra peut-être un jour. »

La charrue est une des machines les plus étranges, les plus fantastiques qui existent, qu’elle soit dans sa simplicité primitive ou dans sa complication moderne. Elle ressemble certainement à un immense insecte, un de ces insectes armés de sabres, de haches, pour creuser la terre et s’y faire des nids, et qu’on aurait grossi au microscope. Pierre finissait par avoir des cauchemars terribles où la charrue Stewart combattait contre la charrue Adams et la dévorait : les roues tournaient comme des yeux, le manche frétillait comme une queue de scorpion, les socs se tordaient comme des pattes, l’articulation des deux trains semblait une arête dorsale, une sorte de reins sur lesquels se dressait l’avant-corps de la machine, pour lutter. Et, en attendant, son esprit torturé s’était mis à combiner une partie d’une invention anglaise avec une partie d’une invention américaine et une autre d’une invention française, et Pierre se figurait que cette compilation involontaire constituerait une création originale.

Enfin, Aristide avait aussi son dada dans la personne de Perrin, pauvre être rudimentaire qu’il avait découvert à Villevieille, au fond de la boutique d’un épicier, son père, et dont il faisait son compagnon, sa victime, son confident et son serviteur. Perrin agréait à Aristide, parce que celui-ci exerçait sur lui une supériorité sans conteste. Considéré lui-même, aux Tournelles, comme un garçon de peu d’importance et d’intelligence, Aristide avait été enchanté de trouver une sorte d’imbécile sur qui il triomphait continuellement, auprès duquel il était un aigle. Il le mystifiait avec acharnement, lui contait des bourdes incroyables et le jetait dans des aventures dangereuses ; mais Perrin ne se fâchait jamais ; il avait pour Aristide une tendresse idiote. En effet, son ami lui donnait une espèce de vie. Tous les autres rudoyaient ou raillaient Perrin, et le traitaient plutôt comme une chose que comme un être. Aristide seul semblait s’intéresser à lui, le promenait, le remuait, lui procurait quelques plaisirs. Perrin en était re-