Page:Duranty - Le Malheur d’Henriette Gérard.djvu/66

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j’irais trouver votre mère plus tranquillement. Tomber des nues sur son dos et lui dire : Je suis M. un tel, âgé de tant, riche de ceci, né à… Vous concevez quel discours à faire ! et comme je serais à l’aise ! J’entasserais les unes sur les au mille sottises, qui serviraient à votre mère pour étouffer nos pauvres espérances, tandis qu’étant un peu connu d’elle, par exemple, ce serait plus simple.

— Mais qu’est-ce qui vous a donc découragé ? demanda Henriette, qui devenait toute triste.

— Je ne suis pas découragé, répondit Émile en rougissant : vous ne trouvez donc pas raisonnable ce que dis ?

— Si, très raisonnable…, dit Henriette assez froidement.

— Et puis, dit Émile, je ne veux pas aller si tôt chez votre mère, pour que nos rendez-vous durent encore quelque temps et qu’il n’y ait que nous qui le sachions ; dès que nous aurons parlé, ce sera fini, nous ne serons plus libres ; on ne sera occupé qu’à nous regarder, à sourire, à se mêler de notre conversation ; on nous ôtera à chacun au moins la moitié de l’autre, en nous tracassant à chaque instant de questions, de compliments, de finesses. Dès que nous le voudrons, d’ailleurs, il me sera facile de prendre mon habit et d’être là-bas dans le salon, à faire mes cérémonies avec votre mère, vous comprenez ?

— Oui, mais il ne faut pas que cela tarde trop longtemps, » répondit Henriette.

Elle était ébranlée par cette argumentation qui lui donnait la crainte de perdre trop vite son bien le plus précieux, cette chère heure de la journée qui avait le mérite d’être secrète, comme le disait Émile. Ne plus avoir ce secret, en effet, lui causait une impression pareille à celle d’un homme qui se voit obligé de partager sa maison avec d’autres, justement quand il a tout fait pour éviter ce partage.

Il ne lui paraissait plus si mal d’attendre, afin de jouir plus longtemps de ce qui était à elle seule.

« Seulement, ajouta Émile, comme on pourrait finir par me voir et que cela vous compromettrait, nous ferions bien de nous retrouver à la nuit maintenant. »